mercredi 14 décembre 2011

commentaire composé d' un extrait du chapitre un d' " au bonheur des dames"






Texte:

Alors, Denise eut la sensation d'une machine, fonctionnant à haute pression, et dont le branle aurait gagné jusqu'aux étalages. Ce n'étaient plus les vitrines froides de la matinée ; maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtées s'écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise. Et les étoffes vivaient, dans cette passion du trottoir : les dentelles avaient un frisson, retombaient et cachaient les profondeurs du magasin, d'un air troublant de mystère ; les pièces de drap elles-mêmes, épaisses et carrées, respiraient, soufflaient une haleine tentatrice ; tandis que les paletots se cambraient davantage sur les mannequins qui prenaient une âme, et que le grand manteau de velours se gonflait, souple et tiède, comme sur des épaules de chair, avec les battements de la gorge et le frémissement des reins. Mais la chaleur d'usine dont la maison flambait, venait surtout de la vente, de la bousculade des comptoirs, qu'on sentait derrière les murs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l'oeuvre, un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des engrenages.
Denise, depuis le matin, subissait la tentation. Ce magasin, si vaste pour elle, où elle voyait entrer en une heure plus de monde qu'il n'en venait chez Cornaille en six mois, l'étourdissait et l'attirait ; et il y avait, dans son désir d'y pénétrer, une peur vague qui achevait de la séduire.En même temps, la boutique de son oncle lui causait un sentiment de malaise.C'était un dédain irraisonné, une répugnance instinctive pour ce trou glacial de l' ancien commerce.





Barême: 2 points pour l' idée directrice reformulée.
2 points pour la phrase de conclusion.
8fois 2 par sous partie.
entre moins un et moins deux pour la syntaxe à raison d' un point pour 10 fautes.

Denise éprouve une fascination qui s' explique par la sensualité des descriptions.
En effet la scène est vécue à travers son point de vue mitigé, entre attirance et rejet:" Denise eut la sensation d' une machine",c' est son imaginaire qui semble transfigurer le décor en fonction de ce qu' elle éprouve avec incertitude, comme l' atteste le conditionnel " aurait gagné",le point de vue omniscient cède parfois la place à des termes génériques et imprécis qui dénotent un regard neuf:"du monde, des femmes, toute une foule" dont la gradation manifeste l' étonnement impressionné de la jeune femme.L' auteur présente une description subjective à travers les sensations "on sentait derrière les murs" pour faire ressortir l' attraction ambivalente que le personnage éprouve:" Denise , depuis le matin, subissait la tentation." Les indices de temps signalent la longueur de ce supplice en opposant " de la matinée "à "maintenant"au début du texte, avec la surenchère " depuis le matin". Ses sentiments contradictoires sont évoqués par le contraste entre "l' étourdissait", sensasion désagréable , et " l' attirait".Elle oscille entre la crainte et l' envie propre aux plaisirs défendus:"et il y avait dans son désir d' y pénétrer , une peur vague qui achevait de la séduire."L'explication de cette culpabilité réside dans la comparaison défavorable qui est faite avec le magasin de son oncle:" en même temps la boutique de son oncle lui causait un sentiment de malaise" ainsi que celle avec son ancien lieu de travail:" elle voyait entrer en une heure plus de monde qu' elle n' en voyait chez Cornaille en six mois."Sans parler de l' onomastique qui dissocie les deux établissements, l' antithèse "une heure,six mois" manifeste l' inégalité de la lutte entre petit et grand commerce.L' état d' esprit de l' héroïne devient un symbole de l' engouement des Parisiens pour les grandes galeries marchandes au détriment des boutiques:"C' était un dédain irraisonné,une répugnance instinctive pour ce trou glacial de l' ancien commerce." La métaphore opère un contraste avec l' aspect chaleureux du grand magasin:"chauffées, tièdes, chaleur d' usine".Cependant l' auteur semble garder un oeil critique en faisant une redondance avec " dédain irraisonné, peur instinctive" pour dénoncer un côté irréfléchi de l' ordre du ressenti.
Ainsi la description est essentiellement sensuelle, elle monopolise toutes les facultés sensorielles et non la pensée:le sens de la vue traduit une société frivole, subjuguée par le paraître :"les vitrines...elles paraissaient comme chauffées et vibrantes" " du monde les regardait" " des femmes arrêtées s' écrasaient devant les glaces"" les dentelles retombaient et cachaient les profondeurs du magasin, d' un air troublant de mystère".Tout semble agencé pour donner l' illusion de la perfection,du confort raffiné.Le but recherché semble atteint, donner l' envie d' acquérir:"toute une foule brutale de convoitise."La beauté mensongère s' opère essentiellement par le sens du toucher, les étoffes personnifiées étant assimilées à des femmes voluptueuses:" les étoffes vivaient dans cette passion du trottoir", les badauds représentent des sortes de Pygmalions sensibles aux émotions des tissus:"les dentelles avaient un frisson" " les pièces de drap respiraient , soufflaient une haleine tentatrice" comme un chant de sirène, " les paletots se cambraient sur les mannequins qui prenaient une âme", Les vêtements semblent adopter délibérément des postures aguicheuses, l' analogie érotique est presque explicite dans la comparaison" le grand manteau de velours , souple et tiède , se gonflait comme sur des épaules de chair, avec le battement de la gorge et le frémissement des reins" Zola établit une mise en abyme de la cliente dont le produit devient le miroir de ses émotions intimes pour critiquer la force séductrice d' une machine destructrice implacable.


C'est bien un mécanisme pervers que l' auteur dépeint, dangereux et efficace dans ses effets sur les personnes.
Le magazin est évoqué comme " une machine fonctionnant à haute pression", animée d' un mouvement qui se répand progressivement:"dont le branle aurait gagné jusqu' aux étalages."Cette animation a quelque chose de frénétique:"vibrantes de la trépidation intérieure". Une chaleur infernale semble s' en dégager , jusqu' à l' incendie potentiel:" la chaleur d' usine dont la maison flambait".L' endroit est immense , presque infini:" les profondeurs du magasin", " si vaste pour elle", bruyant:"le ronflement continu de la machine à l' oeuvre" et semble déterminé dans une volonté farouche:" et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique" " la force et la logique des engrenages".Le magasin devient le véritable héros, omnipotent qui asservit ses victimes consentantes.
Le mouvement et la violence contaminent les curieux:"des femmes arrêtées s' écrasaient devant les glaces,toute une foule brutale de convoitise".L' espace illimité contient une foule indéterminée :"un enfournement de clientes","tout un peuple de femmes", qui subit un traitement inhumain:"la bousculade des comptoirs"rendu plus frappant par la gradation ternaire:"entassées devant les rayons,étourdies sous les marchandises,puis jetées à la caisse".seule l' isotopie réaliste du lieu rappelle qu' il s' agit d' un simple magasin:" vitrines, murs, comptoirs,vente , caisse", le mouvement du texte inverse la logique en personnifiant l' endroit animé d' une volonté machiavélique pour pousser les êtres vivants à l' achat tandis que ceux-ci sont déshumanisés, englobés dans une masse informe et docile.
Zola profite de l' émoi anecdotique du personnage de Denise pour critiquer le pouvoir pernicieux des grands réaménagements de Paris à visée mercantile qui annihilent la volonté et la faculté de penser des clients en les étourdissant.


mardi 1 novembre 2011

L' humour des réalistes: les comices agricoles dans Madame Bovary de Flaubert






"Messieurs,

« Qu'il me soit permis d'abord (avant de vous entretenir de l'objet de cette réunion d'aujourd'hui, et ce sentiment, j'en suis sûr, sera partagé par vous tous), qu'il me soit permis, dis-je, de rendre justice à l'administration supérieure, au gouvernement, au monarque, messieurs, à notre souverain, à ce roi bien-aimé à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière n'est indifférente, et qui dirige à la fois d'une main si ferme et si sage le char de l'État parmi les périls incessants d'une mer orageuse, sachant d'ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l'industrie, le commerce, l'agriculture et les beaux-arts. »



- Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un peu.

- Pourquoi ? dit Emma.

Mais, à ce moment, la voix du conseiller s'éleva d'un ton extraordinaire. Il déclamait :



« Le temps n'est plus, messieurs, où la discorde civile ensanglantait nos places publiques, où le propriétaire, le négociant, l'ouvrier lui-même, en s'endormant le soir d'un sommeil paisible, tremblaient de se voir réveillés tout à coup au bruit des tocsins incendiaires, où les maximes les plus subversives sapaient audacieusement les bases...»



- C'est qu'on pourrait, reprit Rodolphe, m'apercevoir d'en bas ; puis j'en aurais pour quinze jours à donner des excuses, et, avec ma mauvaise réputation...

- Oh! vous vous calomniez, dit Emma.

- Non, non, elle est exécrable, je vous jure.



« Mais, messieurs, poursuivait le conseiller, que si, écartant de mon souvenir ces sombres tableaux, je reporte mes yeux sur la situation actuelle de notre belle patrie, qu'y vois-je ? Partout fleurissent le commerce et les arts ; partout des voies nouvelles de communication, comme autant d'artères nouvelles dans le corps de l'État, y établissent des rapports nouveaux ; nos grands centres manufacturiers ont repris leur activité ; la religion, plus affermie, sourit à tous les coeurs, nos ports sont pleins, la confiance renaît, et enfin la France respire ! ... »



- Du reste, ajouta Rodolphe, peut-être, au point de vue du monde, a-t-on raison !

- Comment cela ? fit-elle.

- Eh quoi! dit-il, ne savez-vous pas qu'il y a des âmes sans cesse tourmentées ? Il leur faut tour à tour le rêve et l'action, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et l'on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies.

Alors elle le regarda comme on contemple un voyageur qui a passé par des pays extraordinaires, et elle reprit :

- Nous n'avons pas même cette distraction, nous autres pauvres femmes !

- Triste distraction, car on n'y trouve pas le bonheur.

- Mais le trouve-t-on jamais ? demanda-t-elle.

- Oui, il se rencontre un jour, répondit-il.



« Et c'est là ce que vous avez compris, disait le conseiller. Vous, agriculteurs et ouvriers des campagnes ! vous, pionniers pacifiques d'une oeuvre toute de civilisation ! vous, hommes de progrès et de moralité ! vous avez compris, dis-je, que les orages politiques sont encore plus redoutables vraiment que les désordres de l'atmosphère... »



- Il se rencontre un jour, répéta Rodolphe, un jour, tout à coup, et quand on en désespérait. Alors des horizons s'entrouvrent, c'est comme une voix qui crie : « Le voilà ! » Vous sentez le besoin de faire à cette personne la confidence de votre vie, de lui donner tout, de lui sacrifier tout ! On ne s'explique pas, on se devine. On s'est entrevu dans ses rêves. (Et il la regardait.) Enfin, il est là, ce trésor que l'on a tant cherché, là devant vous ; il brille, il étincelle. Cependant on en doute encore, on n'ose y croire ; on en reste ébloui, comme si l'on sortait des ténèbres à la lumière.

Et, en achevant ces mots, Rodolphe ajouta la pantomime à sa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel qu'un homme pris d'étourdissement ; puis il la laissa retomber sur celle d'Emma. Elle retira la sienne."

Pour les profanes, le réalisme est victime d' une idée reçue.Il serait la représentation de la réalité , à grand renfort de descriptions soporifiques et de retranscriptions de dialogues interminables avec un sous entendu de l' auteur: " Messieurs les jurés apprécieront." Or, les pavés du dix-neuvième sont des chefs d' oeuvre de la caricature, des Daumier en toutes lettres, on doit les lire en pleurant de rire, c' est une gageure pour un prof, et d' expérience, ça marche!L' extrait ci dessus n' est rien d' autre que la représentation de Louis Philippe en forme de poire,ou que le bellâtre Brummell;le discours de Lieuvain un éloge paradoxal de l' agriculture, au moment où l' explosion industrielle s' apprêtait à l' assassiner, tandis que le fossé entre les classes sociales creusait la tombe de la république; celui de Rodolphe une parodie du séducteur manipulateur.
Lieuvain construit son discours comme Ciceron avec un exorde ronflant d' Ethos où il attire la sympathie de son public par des flatteries et une bonhomie paternaliste, une exposition résolument optimiste de la situation avec de nombreux sophismes, des métaphores cliché( le char, la tempête), des maximes préfabriquées, des gradations et un recours à l' opposition manichéenne entre un passé sanglant et un présent idyllique, une péroraison lyrique avec les allégories de la religion, de la confiance, de la France.
Rodolphe manipule pour créer une intimité en écartant Emma de l' embrasure, il en profite pour se donner une image sulfureuse , lui laisse entrevoir un monde de passions contradictoires propre au héros romantique et reconstruit une rencontre idéale selon l' idée de la prédestination platonicienne avec une ambiguité voulue des pronoms ( on)et une référence au mythe de la caverne.La théâtralité des gestes avec un malaise feint qui se termine par l' effleurement de la main l' assimile à un mauvais acteur de tragédie.
Le décalage ironique provient évidemment de l' entrecroisement des deux discours sans rapport mais avec un parallélisme des stratégies.
Emma quant à elle est empathique, sourde à l' artifice, elle se laisse fasciner par cet aventurier de pacotille qui n' a jamais quitté " Trouville"(!) et l' admire comme un héros.
Une tragi- comédie est en train de s' enclencher, plus qu' un symbole de la victime des lectures pour jeunes filles, Emma est un symbole du peuple bercé de promesses,qui perd sa lucidité en se leurrant sur l' idée du bonheur.


jeudi 31 mars 2011

les didascalies dans un extrait de l' acte I scène 1 du rhinoceros





JEAN, l'interrompant. — Vous êtes dans un triste état, mon ami.
BERENGER. — Dans un triste état, vous trouvez ?
JEAN. — Je ne suis pas aveugle. Vous tombez de fatigue, vous avez encore perdu la nuit, vous bâillez, vous êtes mort de sommeil...
BERENGER. — J'ai un peu mal aux cheveux...
JEAN. — Vous puez l'alcool !
BERENGER. — J'ai un petit peu la gueule de bois, c'est vrai !
JEAN. — Tous les dimanches matin, c'est pareil, sans compter les jours de la semaine.
BERENGER. — Ah non, en semaine c'est moins fréquent, à cause du bureau...
JEAN. — Et votre cravate, où est-elle ? Vous l'avez perdue dans vos ébats !
BERENGER, mettant la main à son cou. — Tiens, c'est vrai, c'est drôle, qu'est-ce que j'ai bien pu en faire ?
JEAN, sortant une cravate de la poche de son veston. — Tenez, mettez celle-ci.
BERENGER. — Oh, merci, vous êtes bien obligeant. (il noue la cravate à son cou.)
JEAN, pendant que Bérenger noue sa cravate au petit bonheur. — Vous êtes tout décoiffé ! (Bérenger passe les doigts dans ses cheveux.) Tenez, voici un peigne ! (Il sort un peigne de l'autre poche de son veston.)
BERENGER, prenant le peigne. — Merci. (Il se peigne vaguement.)
JEAN. — Vous ne vous êtes pas rasé ! Regardez la tête que vous avez. (Il sort une petite glace de la poche intérieure de son veston, la tend à Bérenger qui s'y examine ; en se regardant dans la glace, il tire la langue.)
BERENGER. — J'ai la langue bien chargée.
JEAN, reprenant la glace et la remettant dans sa poche. — Ce n'est pas étonnant !... (Il reprend aussi le peigne que lui tend Bérenger, et le remet dans sa poche.) La cirrhose vous menace, mon ami.
BERENGER, inquiet. — Vous croyez ?...
JEAN, à Bérenger qui veut lui rendre la cravate. — Gardez la cravate, j'en ai en réserve.
BERENGER, admiratif. — Vous êtes soigneux, vous.
JEAN, continuant d'inspecter Bérenger. — Vos vêtements sont tout chiffonnés, c'est lamentable, votre chemise est d'une saleté repoussante, vos souliers... (Bérenger essaye de cacher ses pieds sous la table.) Vos souliers ne sont pas cirés... Quel désordre !... Vos épaules...
BERENGER. —Qu'est-ce qu'elles ont, mes épaules ?...
JEAN. — Tournez-vous. Allez, tournez-vous. Vous vous êtes appuyé contre un mur... (Bérenger étend mollement sa main vers Jean.) Non, je n'ai pas de brosse sur moi, cela gonflerait les poches. (Toujours mollement, Bérenger donne des tapes sur ses épaules pour en faire sortir la poussière blanche ; Jean écarte la tête.) Oh là là... Où donc avez-vous pris cela ?
BERENGER. — Je ne m'en souviens pas.
JEAN. — C'est lamentable, lamentable ! J'ai honte d'être votre ami.
BERENGER. — Vous êtes bien sévère...


Délaissons les méthodes scolaires et penchons nous sur le rôle essentiel des didascalies…On pourrait les croire décoratives, agaçantes même, ces petites indications qui soulignent ce que nous avions souvent deviné. Etonnamment , le théâtre absurde pourtant affranchi de bien des règles leur donne un rôle essentiel, car les gestes et les objets prennent toute leur dimension symbolique, suppléant à une mise en scène dépouillée et à un décor minimaliste.

Chacun connaît le principe du Rhinocéros, métaphore de la montée du nazisme où se dessinent ici le profil anticipé du collabo et l’ éloge paradoxal du résistant . Les portraits sont assez caricaturaux puisque l’ autoritaire et efficace Jean est en radicale opposition avec Bérenger, le doux soumis si négligé. L’ art de Ionesco réside dans le retournement de situation qui va suivre, puisque le « débauché qui fait désordre » sera l’ unique réfractaire à la maladie. La métaphore de l’ ivresse est souvent associée à une protection contre les pollutions idéologiques, Giono saoule son hussard pour lui éviter le choléra.

Le principe du nazisme au quotidien est évoqué par les constats et les jugements sans appel sur des apparences sans intérêt , des injonctions péremptoires et une prétention à se substituer au père , au démiurge, au maître à penser. Bérenger se montre soumis, humble et docile et accepte la critique et la remise en question mais il est le vrai meneur du jeu car il est lumineux.

La première didascalie porte sur le symbole phallique qu’ est la cravate. Berenger se fait le substitut parental qui octroie l’ identité sexuelle, qui n’ accepte pas la sexualité réelle et en offre un simulacre , Berenger met la main à son cou et prend conscience du vide, mais il ne sait que faire de l’ objet qu on lui donne, symbole d’ étranglement et d’étouffement. Un état faussement paternaliste et moralisateur est alors dénoncé comme mortifère.
Le peigne symbolise davantage le pouvoir de la mère qui nourrit la psyché et encourage à la coquetterie, la beauté que l on accorde et que l’ on reprend , l’ ordre que l’ on veut mettre à cette beauté, l’ envie de la domestiquer .

Jean sort un miroir, il offre à Berenger son reflet, il veut qu ‘ il se perçoive à travers son regard, son regard de juge méprisant, il impose ses yeux dégoûtés par son anarchique apparence, et y parvient. Bérenger sent qu’ on le trouve laid et surenchérit en tirant la langue et cachant ses pieds, provocation et honte.

Jean est l’ état providence, il a dans ses poches toutes les solutions pour persuader autrui qu ‘il est indispensable mais son complot de mort crève les yeux : il ne supporte pas que Berenger soit fatigué, qu’ il ait eu besoin de s’ appuyer contre un mur, la faiblesse l’ angoisse et il veut la détruire dans sa recherche mal comprise de perfection.
Bérenger est plus fort que lui en le complimentant, en obéissant tout en restant libre de ses réflexions nuancées : » vous êtes bien sévère… » Il n’ attaque pas, il se défend.

jeudi 3 février 2011

correction du bilan de secondes:les caprices de la mode, Montesquieu

et


le texte:


RICA A RHEDI.

A Venise.

Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver: mais surtout on ne saurait croire combien il en coûte à un mari, pour mettre sa femme à la mode.
Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement ou de leurs parures? Une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers; et, avant que tu eusses reçu ma lettre, tout serait changé.
Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s'y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît le portrait de sa mère, tant l'habit avec lequel elle est peinte lui paraît étranger; il s'imagine que c'est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu'une de ses fantaisies.
Quelquefois les coiffures montent insensiblement; et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d'une femme au milieu d'elle-même: dans un autre, c'était les pieds qui occupaient cette place; les talons faisaient un piédestal, qui les tenait en l'air. Qui pourrait le croire? Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d'élargir leurs portes, selon que les parures des femmes exigeaient d'eux ce changement; et les règles de leur art ont été asservies à ces fantaisies. On voit quelquefois sur un visage une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois les femmes avaient de la taille, et des dents; aujourd'hui il n'en est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu'en dise le critique, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères.
Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes: les Français changent de moeurs selon l'âge de leur roi. Le monarque pourrait même parvenir à rendre la nation grave, s'il l’ avait entrepris. Le prince imprime le caractère de son esprit à la cour, la cour à la ville, la ville aux provinces. L'âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres.

De Paris, le 8 de la lune de Saphar, 1717.


Avant l' Esprit des lois, Montesquieu devient le précurseur des philosophes des Lumières en même temps que celui des romans épistolaires. Les lettres Persanes éditées en 1721 à Amsterdam sous un pseudonyme bénéficieront longtemps de leur anonymat propre à déjouer la censure. L' auteur imagine le périple d' un jeune persan qui contemple de son regard neuf une civilisation étrange et fait part de ses impressions à ses correspondants. L' exotisme est bien évidemment prétexte à un argumentaire satirique contre la politique monarchiste et cléricale .La lettre xcix quant à elle se contente d'épingler le roi à travers la frivolité de ses sujets. Par le biais de l' apologue, les moeurs superficielles des français sont dénoncées.
Les caractéristiques de la mode sont alors révélatrices de la docilité du peuple face à un roi manipulateur.




Avec un ton léger, l’ auteur ridiculise les tenues vestimentaires à travers le perpétuel changement et l’ aspect outrancier. En effet, l’ accent est mis sur la rapidité avec laquelle les vêtements se démodent , le parallélisme antithétique « Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver. » montre bien qu’ une saison vient abolir la précédente et la question oratoire : « Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures? » est révélatrice de l’ inutilité de s’ attarder sur une tendance vite tombée en désuétude. La personnification d’ « une mode nouvelle » sujet du verbe" viendrait détruire" en fait une entité implacable contre laquelle « ouvrage et ouvriers » , isotopie du labeur, ne sont pas de taille à lutter ce qui dénonce l’ inutilité des efforts des artisans pour satisfaire leur exigeante clientèle. L’ antériorité « avant que tu eusses reçu ma lettre » et l’ adjectif « tout » ont un effet d’ amplification pour le résultat « tout serait changé » car même si les diligences étaient lentes à acheminer le courrier , les tissages aussi prenaient du temps, la mode varie plus vite que les nouvelles qu' on en donne grâce au procédé d' exagération. Un autre exemple est tout aussi hyperbolique en opposant Paris et la campagne , de même que six mois et trente ans. Les termes « quitter et s’ oublier » montrent que s’ éloigner de Paris revient à une sorte d’ ensevelissement dans des lieux où le temps qui s' écoule n' est pas au même rythme que celui de la capitale et l’ hyperbole « antique » accentue sur l’ aspect vieillot de la tenue d’ une parisienne revenant de province. La parataxe rend plus frappante l’ énumération d’ exemples ,qui trouve son apogée avec le décalage souligné entre un portrait de jeunesse et le modèle réel: la peinture représentant la génération précédente prend des allures de curiosité puisque les contemporains de Montesquieu avaient comme image d’ Epinal de "l'Américaine" des peaux rouges emplumés et peinturlurés.

Grâce à une systématique hypotypose, la satire met à mal les excès de certains accoutrements : « Quelquefois les coiffures montent insensiblement; et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d'une femme au milieu d'elle-même: dans un autre, c'était les pieds qui occupaient cette place; les talons faisaient un piédestal, qui les tenait en l'air. » Les parallélismes produisent un effet humoristique, avec les procédés d’ ironie dont ils sont parsemés ; l' adverbe « quelquefois » suggère des excentricités habituelles que renforce l’ antithèse « montent ; descendre » ainsi que l’ opposition « sensiblement ; tout à coup » cette image étant à peine exagérée puisque certaines gravures de l’ époque montrent des laquais obligés de maintenir l’ édifice de cheveux avec une sorte de balai. « Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d'une femme au milieu d'elle-même: dans un autre, c'était les pieds qui occupaient cette place; les talons faisaient un piédestal, qui les tenait en l'air. » L’ évocation se poursuit avec une surenchère d’ hyperboles « hauteur immense » et « visage au milieu d’ elle même » font sourire, et le terme « piédestal » semble trop élogieux pour la grotesque réalité de talons trop élevés. L’ effet pervers de ces changements qui vont jusqu’ à influencer le paysage urbain est accentué par l’ indice temporel « , souvent » , l’ énumération ternaire antithétique « hausser, baisser, élargir » et l’ isotopie de l’ autoritarisme « obligés, exigeaient, asservies » qui contraste avec « les règles de leur art » dénotent un profond respect pour les architectes. Après la coiffure et les pieds, la focalisation se fait sur le visage : «On voit quelquefois sur un visage une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain. »Une fois de plus, l’ habitude est exprimée par l’ adverbe temporel, ainsi que la rapidité et une hyperbole rend la description plaisante. L’ opposition « autrefois ;aujourd’hui » dans le concetto : « Autrefois les femmes avaient de la taille, et des dents; aujourd'hui il n'en est pas question. » amorce la conclusion de l’ irréversible fossé entre deux générations successives ; l’ auteur fait allusion au fait qu’ il soit plus ou moins bienséant de sourire ou de rester bouche fermée, tout comme de cintrer plus ou moins les robes à la taille. Le paragraphe s’ achève avec un péjoratif « dans cette changeante nation » ridiculisée par le constat absurde « les filles se trouvent faites autrement que leur mère ».Ainsi la mode et ses fluctuations constantes se voient réduites à une suite de descriptions qui épinglent de farfelues lubies, cependant la thématique n’ est pas aussi frivole qu’ il n’ y paraît.





Par delà l’ amusante satire proposée par le biais d’ une innocente correspondance entre deux Persans, l’ auteur fait sentir à travers des yeux neufs la gravité de ce qui révèle le caractère manipulable des Français, explicitement concernés. L’ étonnement du faux narrateur met en valeur la stupidité réelle de ceux dont il est question et débouche sur une critique de la politique. Ainsi l’ exotisme de la date farfelue et des prénoms masquent le pamphlet sous- jacent. Rica exprime son étonnement avec sa subjectivité romanesque : « Je trouve les caprices de la mode , chez les Français, étonnants. » cependant le terme « caprices », renforcé ultérieurement par le terme « fantaisie » est explicitement péjoratif et différer étonnants en épithète détachée accentue l’ effet de surprise. « On ne saurait croire » montre également une surprise incrédule tout comme la question rhétorique « Qui pourrait le croire ? » dont l’ énonciation masquée avec le conditionnel et le "on" de généralité rend l’ impossibilité de comprendre universelle. D’ ailleurs, la pseudo objectivité de l’ ensemble de la lettre avec les tournures impersonnelles et le présent gnomique comme dans « on voit » » il en est des manières » « il n’ en est pas question » révèlent la réelle portée didactique et critique de son contenu.


La naïveté des Français est bien plus flagrante que celle, supposée de l’ émetteur de la lettre, les verbes d’ opinion ne laissent pas de doute : « ils ont oublié, ils ignorent, méconnaît, il s’ imagine » montrent un peuple absent des réalités qui vit dans l’ incertitude comme le laissent entendre les adjectifs indéfinis « quelque Américaine, quelqu’ une de ses fantaisies ».Un fils est capable de prendre sa mère pour une étrangère et un mari est prêt à tous les sacrifices pour satisfaire les caprices de sa femme, les valeurs familiales semblent inversées, dépouillées de leur beauté originelle pour de futiles préoccupations. Le quatrième paragraphe fait des parures de véritables personnages au détriment des personnes car les coiffures et les talons deviennent sujets à leur tour , se trouvant personnifiés, et l’ on ne distingue plus les vêtements des femmes elles mêmes, présentées comme des êtres fantasques et impérieux par l’ isotopie du caprice. Le tiers état mis en valeur par son travail semble complètement méprisé par ses luxueux clients.


En effet, l’ analogie finale révèle le caractère précurseur de l’ esprit des Lumières : « Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes: les Français changent de moeurs selon l'âge de leur roi. » Le véritable responsable est directement accusé, avec par effet de ricochet la coupable complaisance de ses courtisans. L’ allusion à Louis XIV semble évidente puisque la mode luxuriante du temps de son libertinage devint austère quand il épousa Madame de Maintenon. L’ irréel du passé « s’ il l’ avait entrepris » manifeste un regret de Montesquieu qui donne au mot « grave » une connotation de sagesse en mettant une pointe d’ ironie sur « le monarque » qui n’ a pas su éduquer ses sujets, et les anadiploses « Le prince imprime le caractère de son esprit à la cour, la cour à la ville, la ville aux provinces. » mettent en valeur l’ influence de la cour sur la totalité du pays contaminé par la frivolité de son roi.La phrase finale qui est l’ apothéose est une condamnation de la monarchie de droit divin car l’ âme, terme religieux, corrompue du roi s’ étend comme une épidémie avec des termes comme « s’imprime, moule » qui critiquent sa coupable responsabilité.






Les lettres Persanes de Montesquieu allient la crédibilité du roman épistolaire à l’ exotisme d’ un conte philosophique, l’ esthétique et l’ ironie séduisent le lecteur, mais le point final n’ en demeure pas moins polémique, le prétexte de la mode est révélateur d’ une nation égoïste et superficielle qui aurait refusé de s’ interroger sur le commerce triangulaire, qui ne se serait pas élevée contre l’ intolérance religieuse et l’ iniquité de la justice lors de procès comme l’ affaire Calas, si les philosophes des Lumières n’ avaient pas amené ces scandales à la connaissance du peuple en mettant les rieurs de leur côté .



samedi 15 janvier 2011

La mort des amants étude analytique



Photo d' Annie Leibovitz:Roméo et Juliette.

CXXI - La Mort des Amants

Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères,
Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.


Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.


Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux;


Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.


Encore une! Je n' ai pas pu résister au plaisir d' évoquer mon poème préféré,je n' apporterai sans doute rien de bien nouveau sous le soleil,mais il est si beau que je ne me lasse pas d' en parler.Le deuxîème quatrain est un hymne aux âmes soeurs, tous ceux qui ont aimé une personne plus qu' eux mêmes se laissent " prendre aux tripes"!

Baudelaire est inclassable, il ne se revendique d' aucun courant,il dépasse le romantisme et préfigure le symbolisme . Son recueil " les fleurs du mal" paru en 1857 résume ses déchirements rien que par l' oxymore de son titre: il ne cesse d' osciller entre " spleen et idéal", un des chapitres du recueil,entre les aspirations vers l' absolu de la beauté supérieure et les penchants à la mélancolie et aux attachements morbides.Tout comme Ronsard, il aimera une créature charnelle, Jeanne Duval, une soeur spirituelle,marie Daubrun et un Ange,madame Sabatier.Le sonnet cxxi évoque un amour de plus en plus désincarné qui se poursuit jusque dans l' éternité.Le déni de la mort se fait par l' idéalisation,l' amour est évoqué comme une union spirituelle dont la mort n' est que la sublimation.

La communion des amants est réelle dès le premier vers grâce au " nous".L' amour est vécu comme une plénitude opposée au néant " plein d'"," tout chargé" ainsi que les pluriels" des lits, des divans" qui expriment une passion sensuelle.Le premier quatrain évoque une sorte de nuit de noces: la coûtume était de solenniser l' instant en bassinant les lits de parfum et en les fleurissant de pétales, ce qui explique" les odeurs légères".Les " étranges fleurs" symbolisent alors le pays d' une exotique destination, tout comme " sous des cieux plus beaux."
La passion amoureuse est marquée par l' isotopie de la chaleur et de la lumière:"chaleur, flambeaux,lumière" et par les répétitions de la dualité complice:"deux ""double" jumeaux".L' amour est perçu comme une connaissance au sens étymologique de naître avec,car il s' agit d' une union spirituelle désincarnée dans cette strophe,la métonymie du "coeur" représentant les sentiments, et la mention d'"esprits" étant sans ambiguité.Avant d' évoquer l' échange de regards, la scène offre la mise en abyme de deux êtres similaires plongés l' un dans l' autre et se reflétant à l' infini par la métaphore du miroir.
L' union se répercute aussi dans le ciel " rose et bleu" , pôles masculin et féminin, et l' éclair est le symbole du Kairos,figeant un instant crucial avant la séparation:
" Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot tout chargé d' adieux."
Or un tel amour ne peut disparaître, comme l' indique l' opposition temporelle" cependant" et le dernier tercet se fait l' écho du quatrain en perpétrant l' image de cette union vouée à l' immortalité.

L' amour triomphe de la mort en se plaçant dans l'éternité.Le futur évoque un avenir illimité,le pluriel des espaces indénombrables, et la comparaison " profonds comme des tombeaux" amène l' idée de mort en une notion de densité.le quatrain prend alors un autre sens, celui d' une préfiguration de l' au-delà,les " étranges fleurs sur des étagères" évoquant les caveaux et " les " cieux plus beaux" le paradis.
Le jeu du miroir plonge dans l' infinité de l' espace et du temps avec le participe présent" usant à l envi" et sa destruction inexorable, le terme " dernières" associé au mot " vastes" et enfin la notion de réflexion qui ne connaît pas delimites.
La symbolique du soir amène aussi en douceur l' idée d' amour crépusculaire à la fin prochaine.L' instant de cette mort simultanée inconcevable est senti par le paradoxe entre "unique" et " long sanglot tout chargé d' adieux".
le lumineux tercet final sacralise cette mort " mystique" avec un entre- deux- mondes paradisiaque :" un Ange entrouvrant les portes" et le terme" ranimer" achèvent le sonnet sur une idée de résurrection.La mort n' a été qu' un passage pour une passion destinée à se poursuivre au delà de la vie.


La mort des amants est un des rares poèmes optimistes du recueil.Contrairement à ses habituelles déclarations douce amères telle " la charogne",le sonnet est une sorte " d' invitation au voyage" , passage vers l' autre monde en douceur,qui place l' union par delà les contraintes matérielles.La poésie a ce pouvoir de pérenniser la beauté qui fait que le voeu de Baudelaire est une réalité: son amour est immortalisé pour l' éternité.


mardi 4 janvier 2011

Etude analytique de " sur la mort de Marie"



Burne Jones


Pierre de RONSARD (1524-1585)


Comme on voit sur la branche au mois de may la rose,
En sa belle jeunesse, en sa premiere fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l'Aube de ses pleurs au poinct du jour l'arrose ;

La grace dans sa feuille, et l'amour se repose,
Embasmant les jardins et les arbres d'odeur ;
Mais batue ou de pluye, ou d'excessive ardeur,
Languissante elle meurt, fueille à fueille déclose.

Ainsi en ta premiere et jeune nouveauté,
Quand la Terre et le Ciel honoraient ta beauté,
La Parque t'a tuee, et cendre tu reposes.

Pour obseques reçoy mes larmes et mes pleurs,
Ce vase pleine de laict, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif et mort ton corps ne soit que roses.


Ronsard comme beaucoup de poètes n' a pas trouvé en une femme les trois qualités qu' il recherchait: l' admiration de l' éternel féminin chez Cassandre, la fraternité spirituelle chez Hélène, et la célébration de la jeunesse et de la beauté chez Marie, petite paysanne sans artifice et sans culture.Son amitié amoureuse platonique connaîtra une indélébile blessure lorsqu' elle sera foudroyée par une pneumonie dans sa seizième année.Le déni avant la lettre de ce déces inacceptable lui inspire un sonnet à l' Italienne sur la fragilité de deux jolies fleurs.Pour évoquer le deuil en son coeur attristé,il assimile la rose à la femme et distille l' idée de leur mort par touches subtiles.

Le vers de volta opère une analogie entre la rose virginale et la jeune fille:l' expression" première et jeune nouveauté" est l' écho du parallélisme"en sa belle jeunesse, en sa première fleur" et insiste sur l' aspect printanier de la toute première floraison ," au mois de mai", qui par contre- point fait ressortir la pureté de cette jouvencelle.L' espoir des symboles de naissance vite aboli donne une intensité dramatique avec la redondance" aube au point du jour".
Leur beauté similaire est perçue dans son rayonnement:" comme on voit" présente la fleur offerte aux regards émerveillés," sa vive couleur" rend " le Ciel jaloux ", elle embaume " les jardins et les arbres" dans un rayonnement infini et se fait le réceptacle de l' idée même de la beauté et du sentiment qu ' elle inspire:" la grâce dans sa feuille et l' amour se repose."De la même manière la beauté de la jeune fille produit un effet universel:" quand la terre et le ciel honoraient ta beauté".
Leur destin équivalent semble soumis à des forces tragiques: après avoir connu l' hybris d' une gloire éphémère, elles sont toutes deux frappées d' un coup du sort, en effet le poète déplore la mort menaçante qui va triompher d' elles.

Avec beaucoup de pudeur,Ronsard s' attriste sur leur sort:les allégories du ciel et de l' aube, l' un dieu vengeur, l' autre divinité compatissante symbolisent la toute puissance du destin et du temps où le matin pleure déjà la nuit qui vient.Quelques signes précurseurs comme le terme " repose" qui montre l' inertie ,et la polysémie d' "embaumant", annoncent la déchéance qui suit quand les intempéries contrastées malmènent la fleur avec l antithèse" pluie-ardeur".le rythme et les répétitions explicitent cette mort rapide mais progressive" languissante elle meurt, feuille à feuille déclose".
Avec la même émotion qu' un Victor Hugo dans " demain dès l' aube", Ronsard s' adresse à la personne aimée comme si elle était présente en la tutoyant , en lui faisant une injonction au présent qui serait un hommage non posthume:" pour obsèques, reçois mes larmes et mes pleurs", la redondance embellit son chagrin d' une aura de simplicité; sans porter de jugement il suggère la cruauté du destin" la Parque t' a tuée" et son refus de l' accepter avec l' euphémisme" et cendres tu reposes".
La comparaison s' achève sur une assimilation entre la femme et la fleur, pérennisées dans des symboles de vie avec le parallélisme" ce vase plein de lait" viatique nourricier, " ce panier plein de fleurs" , qui prépare le vers de chute " afin que vif et mort ton corps ne soit que roses",où avec la dénégation des sordides conséquences de la mort, le poète se rassure dans l' idée d' une éternelle beauté que rien ne saurait abimer.


L' humanisme désacralise l' au delà en ne niant pas la douleur liée à la perte d' un être cher mais en se rattachant aux croyances antiques.Le courroux des dieux est compensé par une sorte de Panthéisme, la poésie de la nature l' emporte sur les contraintes de la matière.