mardi 23 janvier 2018

Médée, trahie mais invaincue.

Correction du DST sur l’extrait de Médée, I, 4.

texte:

Jason me répudie ! Et qui l’aurait pu croire ?
S'il a manqué d'amour, manque-t-il de mémoire ?
Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits ?
M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits (9) ?
Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j'ose,
Croit-il que m'offenser ce soit si peu de chose ?
Quoi ! Mon père trahi, les éléments forcés,
D'un frère dans la mer les membres dispersés,
Lui font-ils présumer mon audace épuisée ?
Lui font-ils présumer qu'à mon tour méprisée,
Ma rage contre lui n'ait par où s'assouvir
Et que tout mon pouvoir se borne à le servir ?
Tu t'abuses, Jason, je suis encor moi-même.
Tout ce qu'en ta faveur fit mon amour extrême,
Je le ferai par haine et je veux pour le moins
Qu'un forfait nous sépare, ainsi qu'il nous a joints,
Que mon sanglant divorce, en meurtres, en carnage,
S'égale aux premiers jours de notre mariage
Et que notre union, que rompt ton changement,
Trouve une fin pareille à son commencement.
Déchirer par morceaux l'enfant aux yeux du père
N'est que le moindre effet qui suivra ma colère ;
Des crimes si légers furent mes coups d'essai :
Il faut bien autrement montrer ce que je sai (10),
Il faut faire un chef-d'œuvre, et qu'un dernier ouvrage
Surpasse de bien loin ce faible apprentissage.


     Ainsi, Corneille met à profit la fonction d’une tragédie : son héroïne est une femme bafouée, outragée, émouvante dans sa détresse parce que c’est une femme passionnément amoureuse. Le monologue permet d’explorer les méandres de son âme qui passe par un éventail de nuances dans une bourrasque de sentiments violents. Partant du constat au présent de narration qui montre l’atemporalité d’une telle action, Médée exprime son désarroi par les exclamations incrédules : »Jason me répudie ! » »quoi ! », renforcées par les questions rhétoriques dont les parallélismes multiplient les griefs et révèlent l’état d’angoisse et de confusion d’une femme qui cherche à se convaincre de la réalité d’une situation aussi injuste. L’auteur permet à cette épouse délaissée de s’exprimer en un discours cicéronien académique avec le rappel de ses mérites faisant fonction d’ethos : elle valorise ses sacrifices par quelques analepses : » Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits, M’ose –t-il bien quitter après tant de forfaits ? » dont l’antithèse « forfaits, bienfaits » montre que ses actions sous-entendues » tant de.. » n’avaient pour seul but que satisfaire Jason même au détriment de la morale. Dans une narration elle évoque sans regrets ses crimes passés les justifiant par son « amour extrême ». La gradation » Mon père trahi, les éléments forcés, d’un frère dans la mer les membres dispersés » rappelle que pour lui, elle a défié les dieux et sa famille. Elle souligne non sans fierté ce potentiel hors du commun d’une magicienne sans scrupules : »ce que je puis, ce que j’ose ». Ce mémento est utile au spectateur mais résonne surtout comme un rappel destiné à Jason qu’ elle va d’ailleurs invectiver directement tant est grand le besoin de déverser les reproches qu’elle souhaite lui adresser.
      En effet, sa rancœur contre l’époux volage s’enfle avec lyrisme. Leur amour semblait une évidence universelle « Et qui l’aurait pu croire ? » et ce revirement apparaît si inexplicable que Médée formule des hypothèses amères : »S’il a manqué d’amour, manque-t’ il de mémoire ? »L’allitération en « m » sonne en plainte élégiaque. Médée se lamente, cet amant attiédi qui ne l’a peut-être jamais courtisée que par intérêt pourrait au moins lui octroyer sa gratitude. Elle lui reproche également de mal la connaître, de ne pas l’estimer à sa juste valeur : »Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j’ose, croit-il que m’offenser ce soit si peu de choses ? » Ce qu’elle ne parvient à obtenir par amour pourrait au moins être accompli par crainte. L’anaphore « lui font-il présumer » dénonce cette méprise de Jason, elle le soupçonne plus encore que de l’avoir oublié, d’imaginer que le mariage ait fait d’elle une femme rangée : »Et que tout mon pouvoir se borne à le servir ? »Mais au-delà de ses sacrifices passés, de ses capacités tournées en dérision, c’est la rupture et l’abandon qui sont les causes les plus douloureuses de sa révolte comme l’attestent les deux réseaux lexicaux antithétiques de l’union et de la séparation avec la répétition du mot « quitter » et les oppositions » amour, haine » »divorce, mariage » »union, changement » »fin, commencement ». La diérèse allongeant le mot « union » exprime bien le foyer du mal : elle est blessée dans son amour par le mépris des efforts déployés pour ce mariage. Cette femme abandonnée et outrée de cette trahison inspire la pitié mais aussi la terreur selon le principe cathartique.

     Certes, Médée offre le spectacle de sa démesure, l’auteur lui attribue toutes les caractéristiques de l’hybris. Son orgueil se nourrit de sa colère et l’égare en la mettant hors d’elle. Plus qu’une blessure d’amour, c’est une blessure d’amour-propre. Médée ne peut comprendre que cet homme qui la connaît, « sachant », qui a été le témoin de ses exploits ,« ayant vu » ,puisse encore se bercer d’illusions en la provoquant « croit-il que m’offenser ce soit si peu de chose ? » Elle ressent sa répudiation comme un défi à ses pouvoirs « ce que j’ose, mon audace, ce que je sai » ce qui la plonge dans l’indignation »ma rage, ma colère » Les questions qu’elle se pose en l’absence de l’être aimé vont laisser place à une vocifération proche de la folie quand elle affirme son identité : »Tu t’abuses, Jason, je suis encore moi-même. »Or, c’est une sorcière, une empoisonneuse selon la mythologie, et une fratricide ayant renié son père et sa patrie comme elle l’avoue triomphalement. Elle s’attribue les actions les plus noires sans les minimiser avec une complaisance non dissimulée : »forfaits, trahi, forcés, dispersés » mais cette enflure va au-delà de la susceptibilité froissée, si Jason ne tremble plus devant elle, s’il ose la braver c’est qu’elle n’est plus un monstre, elle doit lui prouver qu’elle est encore capable de crimes. Par conséquent, les menaces doivent être terrifiantes, la vengeance à la hauteur de ses talents meurtriers. Avec une intelligence machiavélique, Médée incarne le destin cyclique se faisant la mise en abyme de la justice immanente, parodiant l’action divine : si c’est dans l’horreur et le crime que Jason a obtenu la toison d’or et fait sa conquête, c’est de la même manière que ce qui a été fait doit se défaire.
     L’action sera la même, seule la motivation diffère : « Tout ce qu’en ta faveur fit mon amour extrême, je le ferai par haine ».Les termes d’équivalence « ainsi que, s’égale, pareille », l’alternance passé révolu, futur »fit, ferai », la détermination « je veux », et les termes empruntés à la mort »forfait, sanglant, fin, » acheminent vers un paroxysme redoutable. Les allusions au début de leur union en opèrent le reniement, Médée entache ce souvenir déjà révélateur de sa cruauté et se libère de tout sentimentalisme comme l’indique la gradation « Que mon sanglant divorce, en meurtres en carnage, S’égale aux premiers jours de notre mariage. »La voilà libre, « notre union « est devenue « mon divorce », elle s’affranchit de son amour « que rompt ton changement » , comme l’attestent les possessifs. Enfin la menace est clairement proférée, Médée dévoile le pendant du doublon : « déchirer par morceaux l’enfant aux yeux du père ».Comme elle a déchiré son propre frère aux yeux de leur père( Etée), elle déchirera son propre enfant aux yeux de son père( Jason) et la boucle sera bouclée. Ce terrible projet ne se présente pas comme un dilemme mais comme une nécessité, ce que prouve le subjonctif de souhait « que..s’égale, que…trouve » ainsi que l’anaphore de « il faut ».Dans l’apothéose de son cynisme, elle minimise cet acte monstrueux par des euphémismes « pour le moins, n’est que le moindre effet, bien autrement » et qualifie cet infanticide reflet du fratricide de « crimes si légers, coups d’essai, faible apprentissage » Elle se présente comme un monstre sorti de sa chrysalide avide d’expérimenter ses talents comme l’indique l’isotopie de l’art « essai, chef-d’œuvre, dernier ouvrage, je sai, apprentissage » Tuer son enfant est un ouvrage à surpasser, une sorte de brouillon précédant la véritable vengeance qui fera d’elle un maître d’œuvre au sommet de son art. Corneille aurait pu nous attendrir sur son héroïne trahie par un époux volage comme tant de mortelles et de déesses mythologiques, mais il choisit d’inverser le rapport de la victime et du bourreau et ce monstre de cruauté qui se rend maîtresse du destin en bravant toutes les lois de la morale terrifie mais fascine. Que ferions-nous d’un tel pouvoir ?