vendredi 19 novembre 2010

commentaire d' un passage du parfum de Suskind, chapitre 26


Süskind est un auteur né en Bavière en 1946, encore trop contemporain pour défrayer la chronique, son " roman " le parfum paru en France en 1986 est en revanche précédé d' une aura sulfureuse, à laquelle une adaptation cinématographique en 2006 a amplement contribué.C' est une oeuvre baroque et inclassable, qui mêle le thriller contemporain à la fable onirique.L' action située au siècle des Lumières pourrait l' étiqueter" apologue" au service de la dénonciation de la monarchie absolue et de l' obscurantisme qu' il parodie allègrement mais l' histoire qu' il raconte se lit comme un roman picaresque.Le passage est un épisode charnière où le héros, sorte de monstre dépourvu d' odeur en quête de la flagrance ultime , après avoir fait l' expérience du crime fait une sorte de retraite spirituelle dans une grotte retirée du monde.Il a une sorte de vision qui anticipe le pouvoir de son parfum idéal.
L' auteur élève l' anecdote au niveau d' un épisode biblique, en effet le jardin évoqué pourrait bien être un nouvel Eden dont le héros Jean Baptiste Grenouille serait le démiurge.

I le jardin de la Genese

1-un espace infini
2-la métaphore florale
3-l' évocation biblique

II un héros créateur

1-un roi
2-un acte de procréation
3-la parodie de la création


Le lieu de la rêverie n' existe pas, il est imaginaire comme un paradis perdu. C' est pour cela qu' il n' est pas soumis aux lois de l' espace et du temps.Il est dit qu' il s' étend à "l' infini",qu' on le traverse " à pas puissants". L' auteur utilise le " per" latin qui marque les longues traversées"par les campagnes", les termes sont pluriels ou génériques" immenses plantations""plate bandes"" les provinces les plus reculées" ce qui marque une distance illimitée.De la même manière, Les expressions sont amplifiées par des adjectifs ou adverbes quantitatifs:"à travers tout son royaume" " le pays tout entier""d' un bout à l' autre du royaume".Aucun indice de temps ne permet de circonstancier l' épisode,en revanche l' imparfait dans son aspect inachevé pérennise la scène" il allait" " il filait" et les participes"jetant, enfouissant" la placent dans une atemporalité proche de l' éternité.
De l' Eden, le jardin garde aussi l' arrogante luxuriance; le parfum comparé à des graines croît jusqu' à l' apothéose:" il semait des parfums d' espèces les plus diverses file la métaphore florale qui se poursuit avec" ...où il n' eût semé quelque grain de parfum".La gradation ternaire" tout se mettait partout à germer et à verdoyer et à pousser" évoque une nature en pleine expansion qui s' épanouit avec une énergie sensuelle, l' acte sexuel est symbolisé par des préliminaires d' approches de séduction féminine"la récolte luxuriante ondoyait dans les plantations", par une esquisse d' ardeur virile" les tiges étaient en sève" et un débordement d' énergie" les boutons de fleurs faisaient presque craquer leurs sépales."La deuxième partie du texte marquée par l' indice temporel " alors" correspond à un enfantement, une multiplication miraculeuse:"D'un seul coup éclatait la splendeur de ces milliards de fleurs"qu' amplifie l' hyperbole," fait de myriades de corolles aux parfums délicieux".On peut aussi y voir le paroxysme de l' acte"les fleurs, caressées,exhalaient leurs senteurs, mêlant leurs myriades de parfums en faisaient un seul parfum"Süskind, non sans humour,place les images du jardin dans le domaine de l' érotisme.
Ainsi le pied de nez à la religion n' en est que plus évident, ce jardin guéri" des puanteurs du passé" n' est pourtant pas purgé du péché originel même si à l' image de l' ange biblique, Grenouille en défend l' accès " d' un glaive flamboyant".Ce jardin est infini et éternel mais il vibre d' une énergie quasiment charnelle et Grenouille en est le recréateur ambigu.



Notre héros, qui n' en est pas un ,lève son masque de sombre meurtier en sa retraite monastique, pour réveler un transport délirant mégalomaniaque.Le point de vue interne et le discours indirect libre, marqué par les exclamations ,prouvent le recul amusé de l' auteur sur la démesure de son personnage qui s' auto qualifie de termes dithyrambiques:" le grand , l' unique , le magnifique Grenouille" Ces adjectifs évoquent évidemment, les diverses altesses royales et impériales qui l' ont précédé.La métaphore filée de la majesté est omniprésente:l' anadiplose de "royaume " additionnée du néologisme " grenouillesque" en font une figure princière emblématique.Cette métaphore va se filer tout au long du passage grâce aux termes"régnait" ou " trônant" jusqu' à l' apothéose où la gradation ternaire est reprise avec des majuscules:"le Grand, l' Unique, le Magnifique Grenouille".Cette métaphore du roi ressemble fort à une satire de la monarchie absolue, en effet s' il défend son bien " contre tout intrus", l' isotopie du bon vouloir insiste sur son autorité plénipotentiaire:"qu' il dévastait quand il lui plaisait et reconstituait à nouveau"et dénonce les caprices des grands contradictoires avec l' antithèse,"tout était soumis à sa seule volonté" en anadiplose;" il voulait"," tantôt avec largesse" " tantôt avec parcimonie", en parallélisme antithétique, montrent le totalitarisme du personnage.
Son délire le mène à la démesure d' un acte créateur anarchique.Il est assimilé à un cultivateur qui féconderait lui même ses terres." jetant les graines à pleines poignées ou bien les enfouissant une à une en des endroits précisément choisis" montrent ses pleins pouvoirs décisionnaires qui précèdent une sorte de saillie imaginaire.Grenouille est évoqué comme un reproducteur viril:"à grands pas puissants" " l' impétueux jardinier" " le pays tout entier était imprégné de sa divine semence" qui finit par " arroser" ce jardin d' une eau fertile "le grand Grenouille faisait tomber une eau d' esprit de vin". Il est le mâle géniteur de cette nature renouvelée.
C' est aisi que l' auteur parodie la création en assimilant son anti héros au démiurge.Grenouille est un dieu" unique en son genre" qui recrée sa terre et s' arrête pour se dire " il voyait que cela était bien" comme lors de la première semaine de la Genèse.Il ordonne aux éléments de son verbe efficace:"Le Grand Grenouille ordonnait à la pluie de cesser. Et elle cessait." Il est le maître des cieux:" il envoyait sur le pays le doux soleil de son sourire"ce qui l' érige au statut d' un dieu ou d' un roi soleil;la surenchère" il voyait que c' était bien, très , très bien" est un pied de nez au créationnisme tout comme la métaphore filée du souffle"il soufflait sur le pays le vent de son haleine"imite l' esprit divin qui engendra Adam.La mystique est mystifiée dans les images de la trinité, du un au multiple, du mouvement à l' immutabilité:"... en faisaient un seul parfum, changeant sans cesse et pourtant sans cesse uni, un parfum universel" Enfin, le personnage se voue son propre culte avec l' isotopie du rite catholique:"un parfum d' adoration qu' elles adressaient à lui" " et lui, trônant sur un nuage à l' odeur d' or" qui est l' unique matière digne de la divinité" illustrent une paraphrase littérale des Ecritures, de même que les expressions"l' odeur de l' offrande lui était agréable avec le champ lexical olfactif"narine dilatée, odeur , parfum" opèrent une analogie avec le Christ en majesté pour qui les prières s' élèvent comme un parfum d' agréable odeur.

Le passage étudié est représentatif de l' oeuvre teintée d' humour noir.Elle érige au statut de héros divin le sens méprisé de l' odorat pour épingler les cibles privilégiées des philosophes des lumières que sont la monarchie de droit divin et la révélation biblique.Il faut sans snobisme malvenu de puriste d' un autre âge se laisser aller à l' esthétique audacieuse du film auquel l' auteur lui même a participé, j' ai pour ma part un penchant pour la scène du premier crime, édulcoré par la beauté palpitante d' une splendide rousse qui serre des prunes à la chair dorée contre son sein transparent.La magie synesthétique ferait presque humer les senteurs tant les fruits et les fleurs y sont rendus palpables.

tableau: Anthony fredericks





texte étudié chapitre 26 du parfum de Süskind
Oui!C'était là son royaume!le royaume grenouillesque unique en son genre!Que Grenouille lui-même unique en son genre avait créé et sur lequel il régnait, qu' il dévastait quand il lui plaisait et reconstituait à nouveau,qu' il étendait à l' infini et défendait d' un glaive flamboyantcontre tout intrus. Ici tout était soumis à sa seule volonté, à la volonté du grand, de l' unique, du magnifique Grenouille.Et maintenant qu' étaient extirpées les affreuses puanteurs du passé, il voulait que cela sente bon dans son royaume.Et il allait à grands pas puissants par les campagnes en jachère et y semait des parfums d' espèces les plus diverses, tantôt avec largesse, tantôt avec parcimonie, sur d' immenses plantations ou de petites plates- bandes intimes,jetant les graines à pleines poignées ou bien les enfouissant une à une en des endroits précisément choisis.Il filait à travers tout son royaume et jusque dans les provinces les plus reculées, le grand Grenouille, l' impétueux jardinier, et bientôt il n' y avait plus un seul coin où il n' eût semé quelque grain de parfum.
Et quand il voyait que c' était bien, et que le pays tout entier était imprégné de sa divine semence de Grenouille, alors le grand Grenouille faisait tomber une pluie d' esprit- de - vin, douce et régulière, et tout se mettait partout à germer à verdoyer et à pousser, que cela vous réjouissait le coeur.Déjà la récolte luxuriante ondoyait dans les plantations, et dans les jardins secrets les tiges étaient en sève.Les boutons de fleurs faisaient presque craquer leurs sépales.
Alors le Grand Grenouille ordonnait à la pluie de cesser. Et elle cessait. Et il
envoyait sur le pays le doux soleil de son sourire, et d’un seul coup éclatait la splendeur de ces milliards de fleurs, d’un bout à l’autre du royaume, tissant un seul tapis multicolore, fait de myriades de corolles aux parfums délicieux. Et le Grand Grenouille voyait que c’était bien, très, très bien. Et il soufflait sur le pays le vent de son haleine. Et les fleurs, caressées, exhalaient leurs senteurs et, mêlant leurs myriades de parfums, en faisaient un seul parfum, changeant sans cesse et pourtant sans cesse uni, un parfum universel d’adoration qu’elles adressaient à lui, le Grand, l’Unique, le Magnifique Grenouille ; et lui, trônant sur un nuage à l’odeur d’or, aspirait à nouveau en retour, la narine dilatée, et l’odeur de l’offrande lui était agréable.

samedi 9 octobre 2010

la mort en poésie




Antoine Wiertz: la belle Rosine.


Dissertation : la mort , un topos de la poésie.



Introduction : Eros et Thanatos sont les principes grecs que s’ approprie Freud et qui déterminent les moteurs essentiels de l’ existence : construire et échapper à la destruction.
Par delà leur dimension philosophique, ces valeurs enferment une esthétique omniprésente dans les œuvres littéraires : l’ origine et la finalité, fondements de toutes les interrogations.
Or ce sont les poètes qui explorent avec le plus de nuances les sentiments contrastés que la mort peut susciter. Par le lyrisme , elle cesse d’ être un tabou. Si néanmoins , certains choisissent de l’ édulcorer, d’ autres de la dédramatiser par l’ ironie, le témoignage de sa réalité sordide la rend indissociable du Carpe Diem.
I le déni de la mort
II l’ humour noir
III une leçon d’ épicurisme.


I le déni de la mort

A- la beauté, remède à l’ inacceptable
B- l’effet de contraste à valeur de dénonciation.
C- Mise en abyme de l’immortalité

A – la beauté.


La mort atteint l’ intégrité de l’ être, elle est l’ insurmontable obstacle à l’ amour, la cause irrémédiable de la perte de toute sensation , l’ ennemie des poètes. Lamartine déplorant le deuil de sa bien aimée la suggère dans son poème « le lac » sans la nommer, il en exprime les ravages en se réfugiant dans le passé par une magnifique prosopopée où il laisse s’ exprimer la morte dans une plainte élégiaque :
« Mais je demande en vain quelques instants encore ,
Le temps m’ échappe et fuit,
Je dis à cette nuit :sois plus lente, et l’ aurore
Va dissiper la nuit. »
Le poète exprime alors toute l’ impuissance tragique à faire reculer des forces qui le dépassent, il transcende sa douleur en la disant, donnant à son art une fonction thérapeutique.
L’ art transcende la laideur de la corruption qu’ elle engendre, la métaphore est la figure par excellence apte à faire fusionner les états contradictoires comme la luxuriance de la nature symbole d’ une arrogante jeunesse et l’ horreur de l’ ensevelissement :
« Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif et mort, ton corps ne soit que roses. »
Ronsard : sur la mort de Marie.
De la même manière, le déni de la mort trouve un écho artistique dans l’ euphémisme :
« La Parque t’a tuée et cendres tu reposes » ibidem
ou encore les célèbres vers de Baudelaire :
« La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse. »
La poésie sait se montrer pudique dans l’ évocation de la mort, à plus forte raison quand elle touche le poète de près. Victor Hugo déplorant la noyade de sa fille Léopoldine ne peut se résigner à ce deuil insoutenable et s’ adresse à elle comme pour se persuader de sa présence, niant l’ évidence dans « demain dès l’ aube » : « Vois-tu je sais que tu m’ attends. »

B- L’ édulcoration de la mort sous tend une révolte réfrénée, plus ou moins explicite :De Nerval ne décrit pas la mort de sa bien aimée mais la met en valeur par l’ hyperbole et l’ oxymore dans « El Desdichado » :
« je suis le ténébreux , le veuf, l’ inconsolé,
Le Prince d’aquitaine à la tour abolie,
Ma seule étoile est morte et mon luth constellé,
Porte le Soleil noir de la mélancolie. »
Sa supplique « rends –moi » adressée à la cantonade prend des allures de blasphème.La mort prématurée est un leitmotiv du lyrisme. André Chénier met en valeur l’ aspect tragique d’ un destin brisé trop tôt grâce aux euphémismes :
« Elle a vécu Myrto la jeune Tarentine »
ainsi que grâce à l’ énumération finale des bonheurs qu’ elle ne connaîtra pas.
Cependant plus que la mort accidentelle, l’ assassinat se déplore en un contraste saisissant d’autant qu’ il est cautionné par les grands de ce monde, les poètes dénoncent par un clair-obscur entre la beauté des évocations et l’ horreur sous jacente les guerres, les cruautés que les hommes s’ infligent entre eux. On ne citera pas « le dormeur du val » de Rimbaud dont l’image du sommeil rend la révélation finale odieuse, on se contentera du « déserteur » de Boris Vian et de son euphémisme final :
« Une abeille de cuivre chaud l’ a foudroyé sur l’ autre rive »
qui amène le pied de nez à la mort infligée :
« Il avait eu le temps de vivre »

D- Ainsi l’ écriture est un triomphe sur la mort, en l’ évoquant le poète s’ en fait le vainqueur puisque lui –même ne peut mourir, tout comme l’ acte de donner la vie son verbe est efficace, il le porte à la postérité, il sublime cette réalité inconcevable, à travers son art il accède à l’immortalité, il embrasse l’ éternité, il est un dieu. Dans : « Quand vous serez bien vieille », Ronsard met en scène sa propre mort et anticipe la renommée qui le suivra, toujours grâce à l’ euphémisme :
« Je serai sous la terre, et fantôme sans os
Par les ombres Myrteux je prendrai mon repos. »
Le poème « la mort des amants » de Baudelaire inscrit les derniers instants dans l’ infini de l’ espace et du temps :
« Nous échangerons un éclair unique,
comme un long sanglot tout chargé d ‘ adieux. »
La poésie devient le paradis de tous les endeuillés, les jeux d’ écriture qui en font la musicalité transforment les requiems en cantates, elle s’ autorise une thérapie par les larmes aussi bien que par le rire.

II l’ humour noir

A- l’autodérision
B-La complaisance dans le morbide
C-le cynisme salvateur


A- La poésie ne se réduit pas au courant romantique, elle n’ est pas que l’ expression de la douleur et la fuite d’ un quotidien haïssable, elle est le miroir du réel et le poète lucide peut remédier au malaise que la mort engendre en se moquant de la peur qu’elle lui inspire. En la mettant en scène, il se prépare ; l’ écriture est pour lui une méditation sur ses fins dernières ,il l’ apprivoise et prend le lecteur à témoin de sa destinée funeste, et chaque lecteur qui se sait mourant l’ accompagne et cesse d’ être seul.
« Le bateau ivre » d’ Arthur Rimbaud n’ est pas un texte risible à proprement parler mais il évoque la mort avec une certaine légèreté :
« Où flottaison blême et ravie,
Un noyé pensif parfois descend. »
La métaphore du navire met une distance par rapport au désir de suicide :
« O que ma quille éclate ! ô que j’ aille à la mer ! »
Les poètes maudits se sachant inaptes à la vie sont résignés à la mort, d’ autres terrassés par la maladie n’ ont pas d’ autre choix .Dans les amours jaunes, comme le rire du même nom, Tristan Corbière dédramatise sa santé précaire par des poèmes métaphoriques. Il décrit avec une isotopie de l’ ombre , du silence , de l’ ensevelissement et de la froideur, un crapaud répugnant qui lui ressemble dit-il, comme un frère :
« Bonsoir. Ce crapaud là , c’ est moi ! » et la rupture des vers matérialise ses propres blessures.

B- L’ évocation de la mort n’ est pas toujours abstraite, le poète qui proclame son triste sort ne se réfugie pas toujours derrière l’ allégorie, il observe, décortique et mentionne avec une précision de médecin légiste la corruption qu’ elle opère dans la matière, mais le tableau brossé n’ en reste pas moins transcendé par l’ élégance du style et la dimension morale parce qu’ exemplaire. la complaisance dans le morbide n’ est pas gratuite, elle est dissuasive , le poète menace son auditoire en douceur. Villon dans sa « ballade de pendus » manifeste son repentir tout en haranguant les hommes :
« Quant à la chair que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre,
De notre mal personne ne s’ en rie. »
La prosopopée des os apporte une touche de cynisme à l’ ensemble émouvant.
La célèbre « charogne » de Baudelaire est une longue évocation de la putréfaction des chairs à des fins didactiques sublimée par la musique des vers :
« Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D'ou sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons. »

C- Cependant le cynisme du même auteur atteint son apogée dans « la danse macabre » où l’ auteur se complaît dans une sorte de déférence amusée pour la mort qui défie les humains en une allégorie irrévérencieuse :
« En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admireEn tes contorsions, risible Humanité,Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,Mêle son ironie à ton insanité!»
Le vingtième siècle apprivoise ce passage obligé avec une certaine nonchalance, les pataphysiciens se délectent de l’ humour noir, en tête Alfred Jarry dans sa « valse »,pastichant les danses macabres :
« Et j’suis précipité la tête la première
Dans l’grand trou noir d’ ous qu’ on n’revient jamais »
Quant aux dadaïstes, la mort n’ est qu ‘ un motif comme tant d’ autres propice à la fantaisie. Tristan Tzara parodie un crime passionnel dans sa « chanson dada » :
« Mais l’ époux le jour de l’ an
Savait tout et dans une crise
Envoya au Vatican
Leur deux corps en trois valises »
La mort se chante comme une comptine enfantine, à elle seule elle devient l’ emblème existentialiste de la joie qui demeure face à l’ absurdité. Jules Laforgue ironise sur la peur ancestrale qui s’ y rattache dans « la complainte de l’ oubli des morts » :
« Les morts
C’ est sous terre,
Ca n’ en sort guère. »
Ou encore dans « la complainte du pauvre jeune homme » :
« Quand on est mort , c’ est pour de bon ,
digue dondaine, digue dondaine,
quand on est mort c’ est pour de bon,
digue dondaine digue dondon.
L’ humour nous rachète de nos terreurs, démystifie cette grande inconnue et nous donne une leçon de vie.


III une leçon d’ épicurisme

A- un hymne à l’ amour
B- un avertissement au lecteur
C- un carpe diem

A- La poésie est une arme de séduction qui explore l’ éventail des arguments de tous les dom juan de plume, tantôt suppliants tantôt menaçants. Brandir l’ épouvantail de la mort peut s’ avérer persuasif, les poètes ne s’ abaissent pas à la contrainte mais ils encouragent à savourer les plaisirs tant qu’ ils sont accessibles ;on ne peut que citer « l’ode à cassandre de Ronsard » et citer à nouveau, dans un registre beaucoup moins lyrique, « la charogne » de Baudelaire :
« Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion ! »
L’ amour est une réponse à l’ angoissante question de la mort qui le rend urgent et nécessaire.

B- Le poète éduque son lecteur, il lui enseigne la vie, il partage son expérience magnifiée par son art. La mort imminente est le reproche d’ une vie futile. Villon dans « le testament » regrette le temps perdu :
« Hé ! Dieu, si j’ eusse étudié,
Au temps de ma jeunesse folle,
Et à bonnes mœurs dédié,
J’eusse maison et couche molle. »
Apollinaire dans le bestiaire se moque de la futilité de sa vie :
« Belles journées, souris du temps
,Vous rongez peu à peu ma vie,
Dieu ! je vais avoir vingt- huit ans
Et mal vécus à mon envie. »

C- Dire la mort, c’ est une invitation lumineuse à la vie, les poètes en font le symbole édifiant de ce dont on se préserve, les surréalistes la fuient, la vilipendent, comme Paul Eluard dans « l’ aube dissout les monstres » :
« Des rêves sans soleils les rendaient éternels
Mais pour que le nuage se changeât en boue
Ils descendaient ils ne faisaient plus tête au ciel
Toute leur nuit leur mort leur belle ombre misère "
La monstruosité est associée à la mort qui s’ oppose au « baiser des vivants »
La mort est associée au mal, dans la fin de Satan ,Victor Hugo dans son poème épique « et nox facta est » représente la doctrine religieuse qui associe l’ arrivée du mal dans le monde à la chute de Lucifer, la cause de la vulnérabilité humaine étant associée au péché originel :
« Triste, la bouche ouverte et les pieds vers les cieux
,L’horreur du gouffre empreinte à sa face livide,
Il cria :Mort !-les poings tendus vers l’ombre vide.
Ce mot plus tard fut homme et s’ appela Caïn. »

Conclusion : la mort répugne et fascine, elle s’ inscrit dans le plus existentiel des paradoxes et sa représentation est ambivalente. Tantôt niée, tantôt impudiquement dévoilée, elle est l’ étendard de notre cruauté, de notre faiblesse, de l’ implacabilité de notre destinée. L’ écriture poétique seule peut restituer la palette des nuances qui la composent, de l’euphémisme à l’hyperbole, du sentimentalisme à l’ ironie, de l’humanisme à l’ existentialisme, de la résignation à l’insurrection.Cependant le poète la met en abyme, en l’ emprisonnant dans ses vers il se rend éternel et la met en échec. La mort terrasse l’ artiste mais n’ a pas de prise sur l’ art.