lundi 25 février 2013

Commentaire composé de l' incipit d' " aux champs" de Maupassant ( niveau secondes)

Millet: le fermier


 Texte:

 Aux champs par Guy de MAUPASSANT

 A Octave Mirbeau

 Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d'une colline, proches d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets quinze mois environ ; les mariages et, ensuite les naissances, s'étaient produites à peu près simultanément dans l'une et l'autre maison. Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas ; et les deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur tête, se mêlaient sans cesse ; et, quand il fallait en appeler un, les hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable.
 La première des deux demeures, en venant de la station d'eaux de Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un garçon ; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et trois garçons. Tout cela vivait péniblement de soupe, de pomme de terre et de grand air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir, les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par rang d'âge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage. Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la planche. On posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau où avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons ; et toute la lignée mangeait jusqu'à plus faim. La mère empâtait elle-même le petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour tous, et le père, ce jour-là, s'attardait au repas en répétant : "Je m'y ferais bien tous les jours"
 Par un après-midi du mois d'août, une légère voiture s'arrêta brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d'elle : - Oh ! regarde, Henri, ce tas d'enfants ! Sont-ils jolis, comme ça, à grouiller dans la poussière. L'homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une douleur et presque un reproche pour lui. La jeune femme reprit : - Il faut que je les embrasse ! Oh ! comme je voudrais en avoir un, celui-là, le tout petit. Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et pommadés de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se débarrasser des caresses ennuyeuses. Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle revint la semaine suivante, s'assit elle-même par terre, prit le moutard dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les autres ; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait patiemment dans sa frêle voiture.
 Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les jours, les poches pleines de friandises et de sous. Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières. Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle ; et, sans s'arrêter aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la demeure des paysans. Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe ; ils se redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors la jeune femme, d'une voix entrecoupée, tremblante commença : - Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon... Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.


 Commentaire:

 Ainsi la réalité est perçue avec le recul amusé du narrateur omniscient. L’ onomastique exagère l’ opposition des deux classes sociales avec le jeu de mot » Tuvache » , un comble pour des éleveurs, tout comme le territorial « Vallin » et l’ excessif « Mme Henri d’ Hubières » trop aristocratique .De même, La symbolique des lieux contribue à la différenciation puisque tardivement l’ élégante « ville de bains » est nommée « Rolleport » ce qui lui enlève de la noblesse. La proximité des maisons opère un contraste avec les conflits qui vont suivre : « côte à côte » et « proches d’ une petite ville de bains » marque un certain isolement. L’ incipit est statique et la présentation sommaire, le récit étant rythmé par des indices temporels itératifs et peu précis « à sept heures le matin, puis à midi, puis à six heures le soir » dénotant des rituels désuets, de même que « le dimanche » est présenté comme un jour « qui sort de l’ ordinaire » et seul propre à rompre une forme de routine. Nulle date n’ est proposée, le récit débute avec « par un après midi du mois d’ août et se poursuit avec « un matin » , ce drame rural non circonstancié pouvant s ‘ appliquer à toute famille d’ agriculteurs cauchois.
L’ humour du narrateur se précise avec la dénomination des enfants tantôt réifiés tantôt animalisés. La quantité les assimile à une portée : « tous leurs petits ». le registre familier contribue à les ridiculiser « la marmaille grouillait », « les mioches », « le moutard » ; les expressions « dans le tas », « tout cela », »ce tas d’ enfants » donnent l’ impression d’ une masse indifférenciée, « leurs produits » et « toute la lignée » désacralisent le lien maternel, enfin les comparaisons avec une forme de gavage ne sont pas valorisantes : « pour donner la pâtée, comme des gardeurs d’oie assemblent les bêtes » « la mère empâtait elle même le petit ».
 Les similitudes entre les deux familles tout comme les oppositions entre les hommes et les femmes sont plaisantes : « chaque ménage en avait quatre » , les deux familles de condition équivalente sont comme les reflets d’ un miroir « les deux aînés avaient six ans et les deux cadets quinze mois environ « suggèrent une étonnante concertation inconsciente, que confirme « les mariages et, ensuite les naissances, s’ étaient produites à peu près simultanément dans l’ une et l’ autre maison. » comme si aucune innovation n’ était possible dans un tel milieu. Deux termes approximatifs « environ, à peu près » et une curieuse symétrie « trois fille et un garçon, une fille et trois garçons » corrigent le caractère merveilleux de telles coïncidences. Si les mères semblent investies dans leur rôle les pères ont plus de difficultés : « les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas ; et les deux pères confondaient tout à fait » cependant là encore les deux couples sont associés. C’ est donc avec un registre léger voire comique que débute la nouvelle dont la visée semble pourtant chercher à dénoncer de difficiles conditions de vie.

 En effet la pauvreté des paysans contraste cruellement avec l’ aisance des nouveaux venus. Les termes qui désignent les habitations sont sans équivoque : « chaumières, l’ autre masure » et la proximité montre que le terrain n’ est guère spacieux. Le labeur n’ est pas présenté comme une partie de plaisir « les deux paysans besognaient dur sur la terre inféconde » et la pitance apparaît comme frugale : « tout cela vivait péniblement de soupe , de pomme de terre et de grand air » ce que renforce la gradation décroissante et l’ attelage. « l’ assiette creuse pleine de pain molli dans l’ eau » et l’ accumulation « pommes de terre, un demi-chou et trois oignons » aux précisions inquiétantes renforce l’ idée de la petite consistance des repas et la solennité du « peu de viande au pot au feu » qui est pourtant « une fête pour tous » atteste de la rareté de ce menu plaisir. Les paysans semblent sans révolte, habitués à la saleté et peu sentimentaux : le père exprime son plaisir au discours direct « je m’ y ferais bien tous les jours » . Le petit convoité a les joues sales et les cheveux pommadés de terre. Les parents ne sont pas oisifs « en train de fendre du bois » mais à l’ annonce brutale du souhait de Mme d’ Hubières ils restent cois « stupéfaits et sans idées « sans raisonnements élaborés. Mme d’ Hubières est l’ archétype de la femme du monde mais sa condescendance ne la rend pas plus sympathique. Les citadins sont riches : contrairement aux charrettes, leur voiture est « légère et frêle » et la femme conduit elle même, signe d’ émancipation.
Malgré son désir insatisfait d’ enfant elle en parle avec un certain mépris . En effet le mari se culpabilise de ne pas pouvoir la combler « une douleur et un reproche pour lui » mais sa femme frustrée de maternité animalise les petits « Oh regarde Henri, ce tas d’ enfants ! Sont-ils jolis, comme ça, à grouiller dans la poussière. » Son enthousiasme se manifeste par des exclamations, des élans qualifiés par « ces admirations » : « il faut que je les embrasse » les gestes sont spontanés « elle courut aux enfants, prit un des deux derniers (..) l’ enlevant dans ses bras elle le baisa passionnément. » Ses caprices sont puérils , elle semble en proie au besoin d’ avoir une poupée ou un chat : « comme je voudrais en avoir un, celui là le tout petit » sans s’ aviser de sa réticence : » ses menottes qu’ il agitait pour se débarrasser des caresses ennuyeuses » et l’ amadoue comme un animal qu’ on apprivoise avec de la nourriture : « le bourra de gâteaux, donna des bonbons, les poches pleines de friandises et de sous ». Le drame se joue quand à son retour les paysans respectueux « donnèrent des chaises » et qu’ elle cherche à les attendrir « d’ une voix entrecoupée , tremblante » avec un argument d’ ethos « mes braves gens » Son émotion se ressent à travers la répétition et le silence des points de suspension mais la demande n’ en reste pas moins monstrueuse « je voudrais bien…je voudrais bien emmener avec moi votre…votre petit garçon. » Le sens des liens de filiation n’ est pas plus humain du côté de l’ aristocratie.