jeudi 31 mars 2011

les didascalies dans un extrait de l' acte I scène 1 du rhinoceros





JEAN, l'interrompant. — Vous êtes dans un triste état, mon ami.
BERENGER. — Dans un triste état, vous trouvez ?
JEAN. — Je ne suis pas aveugle. Vous tombez de fatigue, vous avez encore perdu la nuit, vous bâillez, vous êtes mort de sommeil...
BERENGER. — J'ai un peu mal aux cheveux...
JEAN. — Vous puez l'alcool !
BERENGER. — J'ai un petit peu la gueule de bois, c'est vrai !
JEAN. — Tous les dimanches matin, c'est pareil, sans compter les jours de la semaine.
BERENGER. — Ah non, en semaine c'est moins fréquent, à cause du bureau...
JEAN. — Et votre cravate, où est-elle ? Vous l'avez perdue dans vos ébats !
BERENGER, mettant la main à son cou. — Tiens, c'est vrai, c'est drôle, qu'est-ce que j'ai bien pu en faire ?
JEAN, sortant une cravate de la poche de son veston. — Tenez, mettez celle-ci.
BERENGER. — Oh, merci, vous êtes bien obligeant. (il noue la cravate à son cou.)
JEAN, pendant que Bérenger noue sa cravate au petit bonheur. — Vous êtes tout décoiffé ! (Bérenger passe les doigts dans ses cheveux.) Tenez, voici un peigne ! (Il sort un peigne de l'autre poche de son veston.)
BERENGER, prenant le peigne. — Merci. (Il se peigne vaguement.)
JEAN. — Vous ne vous êtes pas rasé ! Regardez la tête que vous avez. (Il sort une petite glace de la poche intérieure de son veston, la tend à Bérenger qui s'y examine ; en se regardant dans la glace, il tire la langue.)
BERENGER. — J'ai la langue bien chargée.
JEAN, reprenant la glace et la remettant dans sa poche. — Ce n'est pas étonnant !... (Il reprend aussi le peigne que lui tend Bérenger, et le remet dans sa poche.) La cirrhose vous menace, mon ami.
BERENGER, inquiet. — Vous croyez ?...
JEAN, à Bérenger qui veut lui rendre la cravate. — Gardez la cravate, j'en ai en réserve.
BERENGER, admiratif. — Vous êtes soigneux, vous.
JEAN, continuant d'inspecter Bérenger. — Vos vêtements sont tout chiffonnés, c'est lamentable, votre chemise est d'une saleté repoussante, vos souliers... (Bérenger essaye de cacher ses pieds sous la table.) Vos souliers ne sont pas cirés... Quel désordre !... Vos épaules...
BERENGER. —Qu'est-ce qu'elles ont, mes épaules ?...
JEAN. — Tournez-vous. Allez, tournez-vous. Vous vous êtes appuyé contre un mur... (Bérenger étend mollement sa main vers Jean.) Non, je n'ai pas de brosse sur moi, cela gonflerait les poches. (Toujours mollement, Bérenger donne des tapes sur ses épaules pour en faire sortir la poussière blanche ; Jean écarte la tête.) Oh là là... Où donc avez-vous pris cela ?
BERENGER. — Je ne m'en souviens pas.
JEAN. — C'est lamentable, lamentable ! J'ai honte d'être votre ami.
BERENGER. — Vous êtes bien sévère...


Délaissons les méthodes scolaires et penchons nous sur le rôle essentiel des didascalies…On pourrait les croire décoratives, agaçantes même, ces petites indications qui soulignent ce que nous avions souvent deviné. Etonnamment , le théâtre absurde pourtant affranchi de bien des règles leur donne un rôle essentiel, car les gestes et les objets prennent toute leur dimension symbolique, suppléant à une mise en scène dépouillée et à un décor minimaliste.

Chacun connaît le principe du Rhinocéros, métaphore de la montée du nazisme où se dessinent ici le profil anticipé du collabo et l’ éloge paradoxal du résistant . Les portraits sont assez caricaturaux puisque l’ autoritaire et efficace Jean est en radicale opposition avec Bérenger, le doux soumis si négligé. L’ art de Ionesco réside dans le retournement de situation qui va suivre, puisque le « débauché qui fait désordre » sera l’ unique réfractaire à la maladie. La métaphore de l’ ivresse est souvent associée à une protection contre les pollutions idéologiques, Giono saoule son hussard pour lui éviter le choléra.

Le principe du nazisme au quotidien est évoqué par les constats et les jugements sans appel sur des apparences sans intérêt , des injonctions péremptoires et une prétention à se substituer au père , au démiurge, au maître à penser. Bérenger se montre soumis, humble et docile et accepte la critique et la remise en question mais il est le vrai meneur du jeu car il est lumineux.

La première didascalie porte sur le symbole phallique qu’ est la cravate. Berenger se fait le substitut parental qui octroie l’ identité sexuelle, qui n’ accepte pas la sexualité réelle et en offre un simulacre , Berenger met la main à son cou et prend conscience du vide, mais il ne sait que faire de l’ objet qu on lui donne, symbole d’ étranglement et d’étouffement. Un état faussement paternaliste et moralisateur est alors dénoncé comme mortifère.
Le peigne symbolise davantage le pouvoir de la mère qui nourrit la psyché et encourage à la coquetterie, la beauté que l on accorde et que l’ on reprend , l’ ordre que l’ on veut mettre à cette beauté, l’ envie de la domestiquer .

Jean sort un miroir, il offre à Berenger son reflet, il veut qu ‘ il se perçoive à travers son regard, son regard de juge méprisant, il impose ses yeux dégoûtés par son anarchique apparence, et y parvient. Bérenger sent qu’ on le trouve laid et surenchérit en tirant la langue et cachant ses pieds, provocation et honte.

Jean est l’ état providence, il a dans ses poches toutes les solutions pour persuader autrui qu ‘il est indispensable mais son complot de mort crève les yeux : il ne supporte pas que Berenger soit fatigué, qu’ il ait eu besoin de s’ appuyer contre un mur, la faiblesse l’ angoisse et il veut la détruire dans sa recherche mal comprise de perfection.
Bérenger est plus fort que lui en le complimentant, en obéissant tout en restant libre de ses réflexions nuancées : » vous êtes bien sévère… » Il n’ attaque pas, il se défend.