mardi 1 novembre 2011
L' humour des réalistes: les comices agricoles dans Madame Bovary de Flaubert
"Messieurs,
« Qu'il me soit permis d'abord (avant de vous entretenir de l'objet de cette réunion d'aujourd'hui, et ce sentiment, j'en suis sûr, sera partagé par vous tous), qu'il me soit permis, dis-je, de rendre justice à l'administration supérieure, au gouvernement, au monarque, messieurs, à notre souverain, à ce roi bien-aimé à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière n'est indifférente, et qui dirige à la fois d'une main si ferme et si sage le char de l'État parmi les périls incessants d'une mer orageuse, sachant d'ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l'industrie, le commerce, l'agriculture et les beaux-arts. »
- Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un peu.
- Pourquoi ? dit Emma.
Mais, à ce moment, la voix du conseiller s'éleva d'un ton extraordinaire. Il déclamait :
« Le temps n'est plus, messieurs, où la discorde civile ensanglantait nos places publiques, où le propriétaire, le négociant, l'ouvrier lui-même, en s'endormant le soir d'un sommeil paisible, tremblaient de se voir réveillés tout à coup au bruit des tocsins incendiaires, où les maximes les plus subversives sapaient audacieusement les bases...»
- C'est qu'on pourrait, reprit Rodolphe, m'apercevoir d'en bas ; puis j'en aurais pour quinze jours à donner des excuses, et, avec ma mauvaise réputation...
- Oh! vous vous calomniez, dit Emma.
- Non, non, elle est exécrable, je vous jure.
« Mais, messieurs, poursuivait le conseiller, que si, écartant de mon souvenir ces sombres tableaux, je reporte mes yeux sur la situation actuelle de notre belle patrie, qu'y vois-je ? Partout fleurissent le commerce et les arts ; partout des voies nouvelles de communication, comme autant d'artères nouvelles dans le corps de l'État, y établissent des rapports nouveaux ; nos grands centres manufacturiers ont repris leur activité ; la religion, plus affermie, sourit à tous les coeurs, nos ports sont pleins, la confiance renaît, et enfin la France respire ! ... »
- Du reste, ajouta Rodolphe, peut-être, au point de vue du monde, a-t-on raison !
- Comment cela ? fit-elle.
- Eh quoi! dit-il, ne savez-vous pas qu'il y a des âmes sans cesse tourmentées ? Il leur faut tour à tour le rêve et l'action, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et l'on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies.
Alors elle le regarda comme on contemple un voyageur qui a passé par des pays extraordinaires, et elle reprit :
- Nous n'avons pas même cette distraction, nous autres pauvres femmes !
- Triste distraction, car on n'y trouve pas le bonheur.
- Mais le trouve-t-on jamais ? demanda-t-elle.
- Oui, il se rencontre un jour, répondit-il.
« Et c'est là ce que vous avez compris, disait le conseiller. Vous, agriculteurs et ouvriers des campagnes ! vous, pionniers pacifiques d'une oeuvre toute de civilisation ! vous, hommes de progrès et de moralité ! vous avez compris, dis-je, que les orages politiques sont encore plus redoutables vraiment que les désordres de l'atmosphère... »
- Il se rencontre un jour, répéta Rodolphe, un jour, tout à coup, et quand on en désespérait. Alors des horizons s'entrouvrent, c'est comme une voix qui crie : « Le voilà ! » Vous sentez le besoin de faire à cette personne la confidence de votre vie, de lui donner tout, de lui sacrifier tout ! On ne s'explique pas, on se devine. On s'est entrevu dans ses rêves. (Et il la regardait.) Enfin, il est là, ce trésor que l'on a tant cherché, là devant vous ; il brille, il étincelle. Cependant on en doute encore, on n'ose y croire ; on en reste ébloui, comme si l'on sortait des ténèbres à la lumière.
Et, en achevant ces mots, Rodolphe ajouta la pantomime à sa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel qu'un homme pris d'étourdissement ; puis il la laissa retomber sur celle d'Emma. Elle retira la sienne."
Pour les profanes, le réalisme est victime d' une idée reçue.Il serait la représentation de la réalité , à grand renfort de descriptions soporifiques et de retranscriptions de dialogues interminables avec un sous entendu de l' auteur: " Messieurs les jurés apprécieront." Or, les pavés du dix-neuvième sont des chefs d' oeuvre de la caricature, des Daumier en toutes lettres, on doit les lire en pleurant de rire, c' est une gageure pour un prof, et d' expérience, ça marche!L' extrait ci dessus n' est rien d' autre que la représentation de Louis Philippe en forme de poire,ou que le bellâtre Brummell;le discours de Lieuvain un éloge paradoxal de l' agriculture, au moment où l' explosion industrielle s' apprêtait à l' assassiner, tandis que le fossé entre les classes sociales creusait la tombe de la république; celui de Rodolphe une parodie du séducteur manipulateur.
Lieuvain construit son discours comme Ciceron avec un exorde ronflant d' Ethos où il attire la sympathie de son public par des flatteries et une bonhomie paternaliste, une exposition résolument optimiste de la situation avec de nombreux sophismes, des métaphores cliché( le char, la tempête), des maximes préfabriquées, des gradations et un recours à l' opposition manichéenne entre un passé sanglant et un présent idyllique, une péroraison lyrique avec les allégories de la religion, de la confiance, de la France.
Rodolphe manipule pour créer une intimité en écartant Emma de l' embrasure, il en profite pour se donner une image sulfureuse , lui laisse entrevoir un monde de passions contradictoires propre au héros romantique et reconstruit une rencontre idéale selon l' idée de la prédestination platonicienne avec une ambiguité voulue des pronoms ( on)et une référence au mythe de la caverne.La théâtralité des gestes avec un malaise feint qui se termine par l' effleurement de la main l' assimile à un mauvais acteur de tragédie.
Le décalage ironique provient évidemment de l' entrecroisement des deux discours sans rapport mais avec un parallélisme des stratégies.
Emma quant à elle est empathique, sourde à l' artifice, elle se laisse fasciner par cet aventurier de pacotille qui n' a jamais quitté " Trouville"(!) et l' admire comme un héros.
Une tragi- comédie est en train de s' enclencher, plus qu' un symbole de la victime des lectures pour jeunes filles, Emma est un symbole du peuple bercé de promesses,qui perd sa lucidité en se leurrant sur l' idée du bonheur.
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