Antoine Wiertz: la belle Rosine.
Dissertation : la mort , un topos de la poésie.
Introduction : Eros et Thanatos sont les principes grecs que s’ approprie Freud et qui déterminent les moteurs essentiels de l’ existence : construire et échapper à la destruction.
Par delà leur dimension philosophique, ces valeurs enferment une esthétique omniprésente dans les œuvres littéraires : l’ origine et la finalité, fondements de toutes les interrogations.
Or ce sont les poètes qui explorent avec le plus de nuances les sentiments contrastés que la mort peut susciter. Par le lyrisme , elle cesse d’ être un tabou. Si néanmoins , certains choisissent de l’ édulcorer, d’ autres de la dédramatiser par l’ ironie, le témoignage de sa réalité sordide la rend indissociable du Carpe Diem.
I le déni de la mort
II l’ humour noir
III une leçon d’ épicurisme.
I le déni de la mort
A- la beauté, remède à l’ inacceptable
B- l’effet de contraste à valeur de dénonciation.
C- Mise en abyme de l’immortalité
A – la beauté.
La mort atteint l’ intégrité de l’ être, elle est l’ insurmontable obstacle à l’ amour, la cause irrémédiable de la perte de toute sensation , l’ ennemie des poètes. Lamartine déplorant le deuil de sa bien aimée la suggère dans son poème « le lac » sans la nommer, il en exprime les ravages en se réfugiant dans le passé par une magnifique prosopopée où il laisse s’ exprimer la morte dans une plainte élégiaque :
« Mais je demande en vain quelques instants encore ,
Le temps m’ échappe et fuit,
Je dis à cette nuit :sois plus lente, et l’ aurore
Va dissiper la nuit. »
Le poète exprime alors toute l’ impuissance tragique à faire reculer des forces qui le dépassent, il transcende sa douleur en la disant, donnant à son art une fonction thérapeutique.
L’ art transcende la laideur de la corruption qu’ elle engendre, la métaphore est la figure par excellence apte à faire fusionner les états contradictoires comme la luxuriance de la nature symbole d’ une arrogante jeunesse et l’ horreur de l’ ensevelissement :
« Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif et mort, ton corps ne soit que roses. »
Ronsard : sur la mort de Marie.
De la même manière, le déni de la mort trouve un écho artistique dans l’ euphémisme :
« La Parque t’a tuée et cendres tu reposes » ibidem
ou encore les célèbres vers de Baudelaire :
« La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse. »
La poésie sait se montrer pudique dans l’ évocation de la mort, à plus forte raison quand elle touche le poète de près. Victor Hugo déplorant la noyade de sa fille Léopoldine ne peut se résigner à ce deuil insoutenable et s’ adresse à elle comme pour se persuader de sa présence, niant l’ évidence dans « demain dès l’ aube » : « Vois-tu je sais que tu m’ attends. »
B- L’ édulcoration de la mort sous tend une révolte réfrénée, plus ou moins explicite :De Nerval ne décrit pas la mort de sa bien aimée mais la met en valeur par l’ hyperbole et l’ oxymore dans « El Desdichado » :
« je suis le ténébreux , le veuf, l’ inconsolé,
Le Prince d’aquitaine à la tour abolie,
Ma seule étoile est morte et mon luth constellé,
Porte le Soleil noir de la mélancolie. »
Sa supplique « rends –moi » adressée à la cantonade prend des allures de blasphème.La mort prématurée est un leitmotiv du lyrisme. André Chénier met en valeur l’ aspect tragique d’ un destin brisé trop tôt grâce aux euphémismes :
« Elle a vécu Myrto la jeune Tarentine »
ainsi que grâce à l’ énumération finale des bonheurs qu’ elle ne connaîtra pas.
Cependant plus que la mort accidentelle, l’ assassinat se déplore en un contraste saisissant d’autant qu’ il est cautionné par les grands de ce monde, les poètes dénoncent par un clair-obscur entre la beauté des évocations et l’ horreur sous jacente les guerres, les cruautés que les hommes s’ infligent entre eux. On ne citera pas « le dormeur du val » de Rimbaud dont l’image du sommeil rend la révélation finale odieuse, on se contentera du « déserteur » de Boris Vian et de son euphémisme final :
« Une abeille de cuivre chaud l’ a foudroyé sur l’ autre rive »
qui amène le pied de nez à la mort infligée :
« Il avait eu le temps de vivre »
D- Ainsi l’ écriture est un triomphe sur la mort, en l’ évoquant le poète s’ en fait le vainqueur puisque lui –même ne peut mourir, tout comme l’ acte de donner la vie son verbe est efficace, il le porte à la postérité, il sublime cette réalité inconcevable, à travers son art il accède à l’immortalité, il embrasse l’ éternité, il est un dieu. Dans : « Quand vous serez bien vieille », Ronsard met en scène sa propre mort et anticipe la renommée qui le suivra, toujours grâce à l’ euphémisme :
« Je serai sous la terre, et fantôme sans os
Par les ombres Myrteux je prendrai mon repos. »
Le poème « la mort des amants » de Baudelaire inscrit les derniers instants dans l’ infini de l’ espace et du temps :
« Nous échangerons un éclair unique,
comme un long sanglot tout chargé d ‘ adieux. »
La poésie devient le paradis de tous les endeuillés, les jeux d’ écriture qui en font la musicalité transforment les requiems en cantates, elle s’ autorise une thérapie par les larmes aussi bien que par le rire.
II l’ humour noir
A- l’autodérision
B-La complaisance dans le morbide
C-le cynisme salvateur
A- La poésie ne se réduit pas au courant romantique, elle n’ est pas que l’ expression de la douleur et la fuite d’ un quotidien haïssable, elle est le miroir du réel et le poète lucide peut remédier au malaise que la mort engendre en se moquant de la peur qu’elle lui inspire. En la mettant en scène, il se prépare ; l’ écriture est pour lui une méditation sur ses fins dernières ,il l’ apprivoise et prend le lecteur à témoin de sa destinée funeste, et chaque lecteur qui se sait mourant l’ accompagne et cesse d’ être seul.
« Le bateau ivre » d’ Arthur Rimbaud n’ est pas un texte risible à proprement parler mais il évoque la mort avec une certaine légèreté :
« Où flottaison blême et ravie,
Un noyé pensif parfois descend. »
La métaphore du navire met une distance par rapport au désir de suicide :
« O que ma quille éclate ! ô que j’ aille à la mer ! »
Les poètes maudits se sachant inaptes à la vie sont résignés à la mort, d’ autres terrassés par la maladie n’ ont pas d’ autre choix .Dans les amours jaunes, comme le rire du même nom, Tristan Corbière dédramatise sa santé précaire par des poèmes métaphoriques. Il décrit avec une isotopie de l’ ombre , du silence , de l’ ensevelissement et de la froideur, un crapaud répugnant qui lui ressemble dit-il, comme un frère :
« Bonsoir. Ce crapaud là , c’ est moi ! » et la rupture des vers matérialise ses propres blessures.
B- L’ évocation de la mort n’ est pas toujours abstraite, le poète qui proclame son triste sort ne se réfugie pas toujours derrière l’ allégorie, il observe, décortique et mentionne avec une précision de médecin légiste la corruption qu’ elle opère dans la matière, mais le tableau brossé n’ en reste pas moins transcendé par l’ élégance du style et la dimension morale parce qu’ exemplaire. la complaisance dans le morbide n’ est pas gratuite, elle est dissuasive , le poète menace son auditoire en douceur. Villon dans sa « ballade de pendus » manifeste son repentir tout en haranguant les hommes :
« Quant à la chair que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre,
De notre mal personne ne s’ en rie. »
La prosopopée des os apporte une touche de cynisme à l’ ensemble émouvant.
La célèbre « charogne » de Baudelaire est une longue évocation de la putréfaction des chairs à des fins didactiques sublimée par la musique des vers :
« Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D'ou sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons. »
C- Cependant le cynisme du même auteur atteint son apogée dans « la danse macabre » où l’ auteur se complaît dans une sorte de déférence amusée pour la mort qui défie les humains en une allégorie irrévérencieuse :
« En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admireEn tes contorsions, risible Humanité,Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,Mêle son ironie à ton insanité!»
Le vingtième siècle apprivoise ce passage obligé avec une certaine nonchalance, les pataphysiciens se délectent de l’ humour noir, en tête Alfred Jarry dans sa « valse »,pastichant les danses macabres :
« Et j’suis précipité la tête la première
Dans l’grand trou noir d’ ous qu’ on n’revient jamais »
Quant aux dadaïstes, la mort n’ est qu ‘ un motif comme tant d’ autres propice à la fantaisie. Tristan Tzara parodie un crime passionnel dans sa « chanson dada » :
« Mais l’ époux le jour de l’ an
Savait tout et dans une crise
Envoya au Vatican
Leur deux corps en trois valises »
La mort se chante comme une comptine enfantine, à elle seule elle devient l’ emblème existentialiste de la joie qui demeure face à l’ absurdité. Jules Laforgue ironise sur la peur ancestrale qui s’ y rattache dans « la complainte de l’ oubli des morts » :
« Les morts
C’ est sous terre,
Ca n’ en sort guère. »
Ou encore dans « la complainte du pauvre jeune homme » :
« Quand on est mort , c’ est pour de bon ,
digue dondaine, digue dondaine,
quand on est mort c’ est pour de bon,
digue dondaine digue dondon.
L’ humour nous rachète de nos terreurs, démystifie cette grande inconnue et nous donne une leçon de vie.
III une leçon d’ épicurisme
A- un hymne à l’ amour
B- un avertissement au lecteur
C- un carpe diem
A- La poésie est une arme de séduction qui explore l’ éventail des arguments de tous les dom juan de plume, tantôt suppliants tantôt menaçants. Brandir l’ épouvantail de la mort peut s’ avérer persuasif, les poètes ne s’ abaissent pas à la contrainte mais ils encouragent à savourer les plaisirs tant qu’ ils sont accessibles ;on ne peut que citer « l’ode à cassandre de Ronsard » et citer à nouveau, dans un registre beaucoup moins lyrique, « la charogne » de Baudelaire :
« Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion ! »
L’ amour est une réponse à l’ angoissante question de la mort qui le rend urgent et nécessaire.
B- Le poète éduque son lecteur, il lui enseigne la vie, il partage son expérience magnifiée par son art. La mort imminente est le reproche d’ une vie futile. Villon dans « le testament » regrette le temps perdu :
« Hé ! Dieu, si j’ eusse étudié,
Au temps de ma jeunesse folle,
Et à bonnes mœurs dédié,
J’eusse maison et couche molle. »
Apollinaire dans le bestiaire se moque de la futilité de sa vie :
« Belles journées, souris du temps
,Vous rongez peu à peu ma vie,
Dieu ! je vais avoir vingt- huit ans
Et mal vécus à mon envie. »
C- Dire la mort, c’ est une invitation lumineuse à la vie, les poètes en font le symbole édifiant de ce dont on se préserve, les surréalistes la fuient, la vilipendent, comme Paul Eluard dans « l’ aube dissout les monstres » :
« Des rêves sans soleils les rendaient éternels
Mais pour que le nuage se changeât en boue
Ils descendaient ils ne faisaient plus tête au ciel
Toute leur nuit leur mort leur belle ombre misère "
La monstruosité est associée à la mort qui s’ oppose au « baiser des vivants »
La mort est associée au mal, dans la fin de Satan ,Victor Hugo dans son poème épique « et nox facta est » représente la doctrine religieuse qui associe l’ arrivée du mal dans le monde à la chute de Lucifer, la cause de la vulnérabilité humaine étant associée au péché originel :
« Triste, la bouche ouverte et les pieds vers les cieux
,L’horreur du gouffre empreinte à sa face livide,
Il cria :Mort !-les poings tendus vers l’ombre vide.
Ce mot plus tard fut homme et s’ appela Caïn. »
Conclusion : la mort répugne et fascine, elle s’ inscrit dans le plus existentiel des paradoxes et sa représentation est ambivalente. Tantôt niée, tantôt impudiquement dévoilée, elle est l’ étendard de notre cruauté, de notre faiblesse, de l’ implacabilité de notre destinée. L’ écriture poétique seule peut restituer la palette des nuances qui la composent, de l’euphémisme à l’hyperbole, du sentimentalisme à l’ ironie, de l’humanisme à l’ existentialisme, de la résignation à l’insurrection.Cependant le poète la met en abyme, en l’ emprisonnant dans ses vers il se rend éternel et la met en échec. La mort terrasse l’ artiste mais n’ a pas de prise sur l’ art.